Jour 02 : Première publication
Restons dans les souvenirs…
Première publication à l’occasion du concours de nouvelles organisé par la Bibliothèque de Chalabre en partenariat avec l’éditeur Rivière Blanche.
Pour les besoins de ce concours, limité en nombre de signes, mon texte a été condensé et raccourci par mes soins. Il n’en a pourtant pas perdu toute sa force, car sinon, il n’aurait pas été parmi les textes retenus pour cette anthologie.
Cependant, pour vous lectrices et lecteurs, voici sa version longue inédite…

Illustration de couverture : @Geneviève Lehoux
MEMOIRE CATHARE
Alsace, 05 juin, le marché aux puces annuel de Neuf-Brisach battait son plein depuis l’aube lorsque Hugues s’y rendit en rentrant du travail. Technicien dans une usine agroalimentaire proche, Hugues se trouvait mandaté par sa femme pour chercher au marché une console de jeu portable pour leur benjamine. Hélas, n’ayant pu quitter son travail avant dix-sept heures, il arrivait bien tard pour réaliser des affaires. En effet, de nombreux exposants rangeaient déjà leurs marchandises après une longue journée pas toujours lucrative. Néanmoins, Hugues effectua un passage rapide entre les étals, à tout hasard.
Pourtant, moins de quinze minutes après, il dut se rendre à l’évidence : il ne subsistait plus rien d’intéressant. Déçu, il traversait la Place d’Armes en rebroussant chemin vers sa voiture lorsqu’un tintement métallique proche lui fit tourner la tête. Un exposant occupé à charger une petite remorque venait de faire tomber une longue dague à pommeau ouvragé. Le regard irrésistiblement attiré par l’objet de bonne facture, Hugues ne put se retenir de s’approcher du vendeur.
— Combien la vendez-vous ? questionna-t-il.
— Pardon ? sursauta l’exposant.
— Cette dague, reprit Hugues en désignant l’objet en question.
— Cette babiole, comprit le vendeur. Disons… trente Euros ! proposa-t-il en tendant la dague vers son client potentiel.
Hugues prit l’objet en main et l’observa attentivement. Il s’agissait d’une dague à garde de bronze ou d’un matériau équivalent couvert d’arabesques complexes. Bien que rayée à plusieurs endroits et piquée de rouille çà et là, la lame demeurait assez régulière. Le pommeau s’ornait d’une petite gemme laiteuse enchâssée dans un anneau. En passionné de ce genre d’objets, son poids parut inhabituel à Hugues.
— D’où vient-elle ? questionna-t-il.
— De Carcassonne ! expliqua le vendeur. Ma belle-mère me l’a ramenée d’un voyage organisé et elle m’encombre plus qu’autre chose.
— Je n’ai malheureusement que vingt Euros, s’excusa Hugues.
— C’est suffisant ! accepta le vendeur.
Le marché conclu, Hugues regagna sa voiture sans cesser de retourner la dague dans ses mains. Il était si perplexe qu’il faillit même se faire écraser en traversant en dehors du passage piéton. Pourtant, ni le coup de klaxon ni les vociférations du conducteur ne le tirèrent de ses pensées. Plus il soupesait et observait la dague, plus il s’enfonçait dans un abîme de perplexité. Il s’était déjà rendu par deux fois à Carcassonne durant ses vacances en famille sans jamais voir une telle dague dans aucune des boutiques qu’il avait visitées.
Assis dans sa voiture, il resta un long moment à laisser ses doigts courir le long de la poignée ouvragée. Brusquement, il réalisa qu’une aspérité ornementale bougeait. Hugues batailla plusieurs secondes jusqu’à trouver le bon mouvement. En faisant tourner le pommeau en même temps que l’aspérité mobile, il fit apparaître une petite croix. La forme ancrée facilement reconnaissable lui permit de la reconnaître immédiatement : il s’agissait d’une dague Cathare. De plus en plus étonné, Hugues réalisa que les arabesques du manche nouvellement positionnées traçaient la silhouette stylisée d’un oiseau. Ce dessin lui paraissant étonnamment familier, il posa l’objet sur le siège passager avant de démarrer.
Dès son retour chez lui, Hugues se mit à fouiner dans sa bibliothèque à la recherche de la référence à l’image stylisée présente sur la dague. Il n’eut pas à chercher longtemps avant de retrouver l’article en question. Il en était à lire le texte lorsque sa femme vint aux nouvelles :
— Qu’est-ce qui t’arrive ? questionna-t-elle. Depuis que tu es rentré, tu fouilles dans tes livres.
— J’ai trouvé cette dague au marché, répondit-il. Je crois bien qu’il s’agit d’une authentique arme Cathare. Regarde la croix !
— Et tu crois que cela vaut de l’argent ?
— Bien plus que cela ! supposa Hugues. Regarde, en manipulant le manche, j’ai mis à jour l’image stylisée d’une colombe aux ailes déployées.
— Et alors ?
— Si j’en crois ce livre, expliqua-t-il en le présentant ouvert à sa femme. Une statue ressemblant à cet oiseau a été découverte en 1906 près du donjon de Montségur par M.A. Caussou, de Lavelanet en Ariège. Elle a été datée du XIIIe siècle.
Voyant une lueur d’incompréhension briller dans les yeux de son épouse, Hugues reprit la parole :
— Montségur était l’un des hauts lieux du Catharisme. Les Cathares étaient définis par une théologie dualiste fondée sur le manichéisme. C’est à dire sur la croyance en l’affrontement du Bien et du Mal. Les derniers ont péris sur un bûcher en 1244. Il y a beaucoup de légendes sur les Cathares et je pense que cette dague, si elle est réellement authentique, avait une utilité particulière. Car il n’y a jamais eu un tel signe camouflé sans raison. C’est comme une énigme… Un rébus… Sait-on jamais, personne n’a encore retrouvé le second trésor Cathare.
— Je ne comprends pas !
— Regarde ! répliqua Hugues en posant l’index sur l’article du livre toujours ouvert. C’est relaté là : le premier trésor Cathare a quitté Montségur à la fin de l’année 1243 à destination de l’Italie et les historiens s’accordent pour supposer qu’il est arrivé à bon port. Par contre, le second trésor est parti en mars 1244 et son sort a toujours été incertain.
— Un trésor… Tu te moques de moi.
— Pas du tout ! Si le premier trésor a quitté Montségur à cheval avant de voyager en bateau jusqu’en Italie, le second fut transporté par quatre hommes à pied car les chevaux manquaient. Ce qui l’a rendu plus vulnérable aux dangers des routes.
— De toute façon, nous allons dans la région pour nos vacances, conclut sa femme. Nous verrons là-bas.
Fin du mois de juillet, vallée de l’Aude ; les ruines du château de Montségur se découpaient à contre-jour sur le ciel d’azur immaculé. Sur le sentier escarpé digne d’un bouquetin serpentant vers le sommet, une fratrie de cinq personnes progressait lentement.
Menant la tête, Hugues portait la benjamine sur ses épaules. Derrière lui, la cadette se disputait avec l’aîné qui avait fait fuir un papillon. La mère fermait la marche.
— Courage, lança Hugues à la cantonade, nous approchons du pog.
— Du quoi ? s’étonna le plus âgé des trois enfants.
— C’est un mot dérivé de l’occitan puoy ou puèg qui signifie : puy, colline ou montagne. Le mont sur lequel est construit ce château a été surnommé ainsi à l’époque des Cathares.
— C’étaient qui, les Cathares, Papa ? s’enquit la cadette.
— Des gens comme nous dont le seul crime était de ne pas suivre les préceptes de l’église durant le Moyen Âge. Entre autre, ils rejetaient l’Ancien Testament et les sacrements en incluant celui du mariage. Ils ont été qualifiés d’hérétiques par l’église et persécutés en tant que tel. Pourtant, ils prônaient le jeûne de purification et la non-violence, même en état de légitime défense. En fait, le Catharisme était très proche du Christianisme. Même livre saint, la bible, et mêmes évangiles, principalement celui de Jean. Ah, nous arrivons…
En effet, le petit groupe venait d’atteindre le pied des murailles en ruines. Un formidable panorama s’offrait à eux, leur faisant oublier la demi-heure de marche pour atteindre le château.
— Vous voyez cette montagne, là-bas ? questionna Hugues en désignant le sud-est en contrebas. Ici, elle est appelée montagne de la Frau, c’est à dire de l’effroi. À l’époque, les croisés disaient que les « montagnes sont noires et les vallées profondes ». C’est sans doute par contraste avec les environs propices aux embuscades que le site où nous nous trouvons est devenu Montségur : la montagne sûre.
« À droite, poursuivit-il en pointant son index vers l’est, on voit le château de Puivert et les gorges du Carroulet.
« Et là-bas, acheva-t-il en faisant face à l’ouest. Il y a les vestiges de Roquefixade.
« Mais, allons, nous ne sommes pas monté ici seulement pour voir le paysage.
Montrant l’exemple, Hugues entra dans le château de Montségur. Malheureusement, à son grand désarroi, il trouva les ruines dans un tel état de délabrement et d’abandon que son exaltation retomba. En effet, si indices relatifs à un trésor il y avait, ils devaient avoir disparus depuis des décennies. La nature semblait avoir réussi ce que l’armée du sénéchal de Carcassonne avait eu du mal à accomplir : envahir la forteresse Cathare.
Tout en longueur, tel un boomerang asymétrique, le château de Montségur se limitait à une muraille d’enceinte en partie écroulée dans ses parties hautes terminée, au nord-ouest, par une tour sans toit.
Tout en déambulant au hasard entre les pans de murs écroulés, Hugues sortit néanmoins la dague de son sac. De nouveau, il manipula les parties mobiles jusqu’à mettre en évidence l’oiseau stylisé. Hélas, même en se concentrant intensément sur le symbole, il ne voyait aucun point commun avec les ruines l’entourant.
— Tu trouves quelque chose, Papa ? questionna l’aîné de ses enfants.
Curieusement, la voix familière parut étrangement déformée aux oreilles du chef de famille. Sans comprendre, ce dernier se retrouva à la nuit tombée, debout sur le chemin de ronde du château, en train de contempler une foule d’hommes et de femmes agonisant dans un brasier. Comme si le fil du temps s’enroulait sur lui-même en remontant dans le passé, Hugues vit les Cathares prisonniers des Croisés monter, presque tous de leur plein gré, sur le bûcher.
Immédiatement, Hugues se rappela l’histoire telle qu’elle se trouvait consignée dans les livres. En mai 1243, Pierre Amiel, sénéchal de Carcassonne, et Hugues des Arcis, archevêque de Narbonne, plantèrent leurs tentes au pied du pog de Montségur. À la tête d’une armée de six mille hommes, ils étaient venus sur ordre de Blanche de Castille qui avait décidé de mettre fin au Catharisme suite au massacre d’un groupe d’inquisiteurs à Avignonet en 1242. Un long siège s’en suivit jusqu’au 16 mars 1244, date à laquelle la forteresse céda à l’attaquant. Les deux cent vingt Cathares qui refusèrent d’abjurer leurs croyances périrent sur un gigantesque bûcher.
L’instant suivant, Hugues fut le spectateur intemporel de la prise de Montségur, puis de son siège de plus de trois cents jours. Enfin, la vision du passé se fit plus distinctive en suivant le départ nocturne de quatre hommes, quittant à pied le château en emportant un lourd fardeau réparti entre eux. Un léger recul du temps permit ensuite à Hugues de voir ce même quatuor préparer son départ près d’une imposante cheminée. Brusquement, il vit l’un des hommes appliquer une dague sur le linteau de pierre avant de graver ce dernier avec un outil.
— Papa ? questionna brusquement une voix d’enfant.
Clignant des paupières sous l’éclat du soleil estival, Hugues se retrouva dans les ruines actuelles du château de Montségur. À côté de lui, son fils aîné s’impatientait :
— Papa ! Tu rêves ?
— Peut-être… Peut-être pas… souffla Hugues en luttant pour conserver en mémoire les détails de son étrange vision.
Se laissant guider par le souvenir du temps passé, Hugues s’avança résolument vers un tas d’éboulis proche. Hélas, il eut beau tourner et retourner autour, aucune pierre ne lui parut ressembler à celle de sa vision.
Il allait avouer son impuissance, lorsque ses yeux se portèrent sur le mur proche. À environ deux mètres du sol, un lourd moellon renforçait une partie vraisemblablement restaurée après la chute de Montségur. Hugues faillit hurler de joie en voyant la silhouette en creux d’une sorte de dague stylisée, entourée de signes plus ou moins effacés par le temps.
Avec des gestes fébriles, Hugues se dressa sur la pointe des pieds pour appliquer le fer de l’arme Cathare dans le logement marquant le mur. Aussitôt, il réalisa que les griffures de la lame rejoignaient celles encore visibles sur la pierre ayant autrefois servir de linteau à une cheminée construite dans la tour depuis longtemps écroulée.
— C’est quoi ? questionna l’aîné des enfants.
— Une sorte de plan, je suppose, expliqua Hugues. Tu vois, les signes se recoupent pour former un dessin. Il est très altéré par les années écoulées, mais encore pas mal visible. Je vais essayer de faire un frottis.
Sous les yeux de sa petite famille, Hugues fouilla dans sa banane de ceinture jusqu’à dégoter un bout de papier et un briquet. Ramassant un bout de branchage sur le sol, il en brûla l’extrémité avant d’appliquer la feuille sur les signes muraux. Utilisant ensuite la branche noircie à la manière d’un fusain, il en frotta le bout sur le papier. Rapidement, le dessin apparut en blanc sur noir.
Élevant son frottis à la lumière, il força son esprit à y trouver une signification. En fait de plan, cela ressemblait plutôt à des signes ésotériques. Une sorte de guillemet, un « i », un fer à cheval et l’image stylisée d’un cours d’eau précédant la croix ancrée ornant la garde de la dague.
— Mais, c’est l’emblème de Citroën ! s’exclama l’aîné des enfants en montrant de l’index le premier signe à l’extrémité gauche.
— Je doute que ce signe représente un engrenage à double chevrons, sourit Hugues. De plus, au Moyen Âge, il n’y avait pas encore de voiture.
— Et maintenant ? questionna sa femme, visiblement fatiguée et pressée de repartir.
— On rentre, soupira Hugues. Je ne vois rien d’autre à faire ici.
La nuit suivante, le sommeil le fuyant, Hugues fouilla dans les quelques livres qu’il avait emportés. Au matin, c’est un visage radieux qu’il présenta à son épouse dès son réveil.
— À voir ta tête, tu as trouvé quelque chose, commença cette dernière.
— J’ai compris le sens des signes ! affirma Hugues. En fait, ce sont des lettres imbriquées écrites verticalement alors que la dague était horizontale ! AAHPSSO, pour être précis… Si j’en crois mes livres, le second trésor a quitté Montségur aux bons soins de quatre hommes dénommés Amiel Aicart, Hugo, Poitevin et Sabatier. Ce qui nous donne les initiales AA, H, P et S, comme sur le mur.
— Si tu le dis…
— Les deux dernières sont donc SO. En se fiant à la géographie de la région, il existe un cours d’eau qui se nommait ainsi avant d’être traduit par « La Bruyante ». Et devine ce qui a été construit près de ce ruisseau ?
— Aucune idée ! avoua sa femme en se servant son café matinal.
— Le Château du So ou du Sou selon la prononciation Française, devenu château d’Usson. C’était une forteresse Cathare située de l’autre côté de la montagne au sud-est de Montségur. À une vingtaine de kilomètres à vol d’oiseau.
— Et alors ?
— Les hommes ayant transporté le trésor avaient l’intention de se rendre dans le château d’Usson, pardi ! Ils ont laissé l’information derrière eux au cas où quelqu’un serait amené à les suivre.
— Et donc…
— Aujourd’hui, nous allons visiter un autre château ! s’exalta Hugues.
— Oh non ! s’écrièrent à l’unisson les deux filles de la famille. Maman, nous, on a envie d’aller à la piscine !
Finalement, c’est seulement avec son fils que le père de famille se rendit sur le site du château d’Usson.
Dix minutes seulement après avoir garé sa voiture près du petit cours d’eau nommé la Bruyante, le duo atteignit les vestiges de la place forte. Une fois encore, Hugues fut déçu par l’aspect abandonné des lieux. En passant la porte principale, simple arche à peine reconnaissable, père et fils entrèrent dans une petite cour flanquée d’un corps de ferme et des vestiges d’un autre bâtiment.
Avisant un escalier donnant accès au niveau supérieur, Hugues s’y engagea en passant une porte ouvrant sur un couloir garni d’archères formant une souricière défensive protégeant le corps du château.
Parvenu dans une salle voûtée, Hugues dut se rendre à l’évidence : à part la végétation ayant repris ses droits, seul l’abandon demeurait encore à Usson.
Pourtant, alors même qu’il faisait demi-tour pour quitter les lieux, une nouvelle vision du temps passé le coupa brutalement de la réalité. Il revit le quatuor, ayant quitté Montségur avant sa chute, pénétrer dans la salle voûtée éclairée par une cheminée ronflante. Les quatre Cathares quittèrent les couvertures enveloppant leurs épaules et les posèrent au sol avec leurs lourds sacs gonflés. Un nouveau sursaut du temps montra à Hugues ces mêmes hommes quitter nuitamment les lieux après avoir laissé une marque sur la pierre d’un banc à proximité d’une archère.
Reprenant contact avec la réalité, Hugues se hâta de rechercher l’inscription. Là encore, le trait était si léger et patiné par l’âge qu’il dut avoir recours au frottis pour parvenir à obtenir une transcription à peu près déchiffrable.
Courant à l’extérieur afin de profiter de la lumière diurne, toujours suivi pas son fils, Hugues étala sa feuille sur une roche proche pour tenter d’en saisir le sens. S’attendant à trouver de nouveau des lettres, il fut désappointé en ne découvrant qu’une vague forme imprécise.
— Alors, Papa ? questionna son fils.
— Je ne sais pas, avoua Hugues. Regarde, cela t’inspire quelque chose ?
Prenant à son tour la feuille, l’enfant la tourna plusieurs fois en plissant des paupières. Voyant brusquement son fils sourire, l’adulte s’étonna :
— Qu’est-ce qu’il a de drôle ?
— C’est que… On dirait une femme !
— Une…
S’emparant du frottis, Hugues le tint à bout de bras en forçant ses yeux à discerner ce que son fils avait cru voir. En effet, il fut surpris de distinguer la silhouette caractéristique d’une femme dont la pointe de la dague formait le pubis et les minces traits entourant la lame en dessinaient les hanches. À y regardant de plus près, d’autres signes proches de la garde formaient presque des globes représentatifs.
— Incroyable… souffla-t-il.
— J’ai raison, Papa ?
— Sans doute… Sans doute… Allons, viens ! Je dois faire des recherches.
Ce n’est qu’en fin d’après-midi que Hugues pensa avoir déchiffré le symbole féminin. Il s’empressa d’en parler à son épouse :
— Je crois que j’ai trouvé !
— Je t’écoute…
— C’est bien la silhouette d’une femme ! affirma Hugues. J’ai trouvé deux allusions à des Dames Blanches dans les légendes Cathares.
« La première concerne le Château de Puivert. En 1279, cette dame aurait été à l’origine d’une catastrophe. Aimant méditer, cette femme avait pour habitude de s’installer sur un rocher en forme de fauteuil en bordure du lac proche de la forteresse. Regrettant un jour la montée des eaux recouvrant sa place favorite, elle en référa à Jean de Bruyère, Seigneur de Puivert à l’époque. Ce dernier ne trouva rien de mieux que de déléguer quelques sapeurs qui s’empressèrent de miner la paroi naturelle afin de faire baisser le niveau des eaux. Malheureusement, sans doute trop zélés, les ouvriers firent écrouler toute la paroi. Tel un barrage détruit, les flots libérés emportèrent bon nombre de maisons et tout particulièrement la cité de Mirepoix. Cependant, les dates ne correspondent pas. En outre, situé au nord-ouest d’Usson, Puivert est proche de Montségur, et je ne vois pas des Cathares fuyant les Croisés pour sauvegarder leur trésor revenir sur leurs pas.
— Ah… se contenta de répondre son épouse.
— Par contre, il est fait mention dans mes livres d’une autre femme dans une forteresse s’élevant à l’est de celle d’Usson, ce qui serait bien plus sur le chemin de l’Italie. Ce château est celui de Puilaurens et il abrite une « Tour de la Dame Blanche ». Il y a même des histoires de fantômes sur le sujet.
— Et tu crois que tes Cathares croyaient aux spectres ?
— Bien sûr que non ! De leur vivant, ils devaient simplement connaître le surnom de la tour de Puilaurens. Je suis certain que c’est là-bas qu’il faut aller !
— Oui, eh bien ce sera pas avant après-demain ! Car nous avons promis aux enfants d’aller au parc d’attraction demain…
— C’est pourtant vrai, j’avais oublié.
Le surlendemain, Hugues se retrouva seul pour grimper le chemin couvert de genévriers montant au château de Puilaurens.
Après avoir franchi la première arche, Hugues dut zigzaguer entre les neuf murs successifs, placés en chicane pour mieux défendre l’entrée de la forteresse. Passé cet accès, il franchit la première, puis la seconde porte voûtée formant le sas d’entrée canalisant sans doute les visiteurs au temps de la splendeur passée des lieux. Prenant un bref instant pour se repérer, Hugues contempla la vaste cour intérieure — de soixante mètres sur vingt-cinq — s’étendant vers le sud-est. Se retournant, il apprécia la hauteur de l’enceinte intérieure le dominant. Sortant de son sac le livre qu’il avait apporté, il consulta le plan sommaire des lieux pour s’orienter. La Tour de la Dame Blanche se situant à l’extrémité ouest des remparts, il franchit la porte s’ouvrant devant lui. La seconde cour se trouvait dominée par un donjon carré dont l’unique accès ne consistait qu’en un étroit passage surplombant le sol de plusieurs mètres. Suivant son plan, Hugues avança vers l’ouest, passant devant les restes d’une citerne avant d’atteindre enfin la Tour de la Dame Blanche. Cette dernière s’avéra en assez mauvais état avec ses murs couverts de lierre et son toit effondré.
Hugues erra un long moment à la recherche d’un indice, même insignifiant, en vain. Finalement, il s’assit sur un bloc de pierre pour réfléchir.
S’ébrouant brusquement, Hugues s’éveilla en sursaut. Il constata avec effroi que la nuit était déjà tombée sur les ruines. Sans qu’il comprenne comment, le sommeil l’avait terrassé par surprise. Cependant, malgré la situation, Hugues demeura assis, les yeux rivés sur l’étrange phénomène dont il était le témoin.
Entre lui et la sortie, se découpant parfaitement dans la clarté lunaire baignant les lieux, flottait une forme vaporeuse. Évoquant sans équivoque une silhouette féminine vêtue d’une longue robe blanche, l’apparition spectrale tendait un doigt vers le mur en souriant.
Avant que Hugues ne puisse se ressaisir suffisamment pour proférer une parole, la femme avait disparu. L’instant suivant, la lumière solaire de la mi-journée l’éblouissait.
« Une vision… » pensa-t-il en tremblant. « Ce n’était qu’une simple vision ! »
Néanmoins, il n’en menait pas large en s’approchant du mur indiqué par le fantôme de la Dame Blanche. Cette idée s’imposa à lui avec une déconcertante évidence. Certes, il avait lu dans son livre la légende de ce spectre féminin aperçu par plusieurs témoins au cours des années, mais il n’aurait jamais cru le voir également.
En frissonnant, il observa attentivement la paroi à la recherche d’un indice. La seule chose brisant la monotonie du mur était une sorte de petite niche guère profonde ressemblant aux fixations des poutres soutenant autrefois les planchers de la tour. Néanmoins, son esprit refusa cette hypothèse. En effet, Hugues voyait encore des vestiges des poutres de soutien et ils se situaient plus haut. Approchant encore, Hugues repéra de faibles traces de taille dans les arêtes supérieures et inférieures. Prenant en main la dague, il la présenta face au trou. Il lui fut difficile d’en être certain, mais l’arme semblait s’emboîter verticalement en travers de la cavité. Cependant, à part la vague ressemblance avec le judas d’une cellule carcérale, rien n’éveilla une quelconque idée dans l’esprit de Hugues. Il demeura encore de longues secondes à essayer de comprendre, en vain. Finalement, il quitta les lieux avec un haussement d’épaules.
Tout au long du chemin de retour, Hugues tourna et retourna ses découvertes dans sa tête sans succès manifeste. Le sens du dernier indice lui échappait totalement.
Pratiquement une semaine plus tard, Hugues s’éveilla brutalement en plein milieu de la nuit. Il venait de faire un rêve étrange empli de fantômes et de Croisés menaçants où il entendait une voix âgée murmurer : « sois parfait ! »
En émergeant de son cauchemar, Hugues demeura longtemps à fixer le plafond, l’esprit aussi vide qu’une armure sans occupant. Finalement, il se leva et alla s’asseoir sur la terrasse à la recherche d’un peu d’air frais. Soudain, ses yeux fixèrent le poteau de bois supportant l’armature de l’auvent couvert de lierre et le déclic se fit ! Il rentra immédiatement et s’empara de plusieurs de ses livres qu’il compulsa avidement.
Lorsque sa femme se leva, elle trouva son mari somnolant sur une chaise longue de la terrasse avec un livre ouvert sur ses genoux.
— Tu ne dors plus avec moi, à présent ? lui lança-t-elle car son arrivée l’avait réveillé.
— Hein ! sursauta Hugues. Bien sûr que non, voyons ! J’ai eu une idée concernant l’indice du château de Puilaurens.
— Et… ?
— Je pense avoir trouvé ! En fait, la dague placée à la verticale de la niche dans le mur représente une colonne excentrée s’élevant dans une salle carrée. Il se trouve qu’il en existe justement une dans le Château de Quéribus. L’architecture du donjon a depuis toujours posé des questions sans réponses aux historiens. Ce gros pilier est insolite dans une telle forteresse et je suis prêt à parier que c’est là le sens de l’indice.
— On y va, Papa ? questionna l’aîné arrivé durant les explications de son père.
— Nous y allons tous ! laissa tomber la mère.
En début d’après-midi, la petite famille négociait les trois cents mètres de dénivelé les séparant de l’entrée du château de Quéribus. Immédiatement, le vent balayant la région parut lutter contre eux pour les empêcher d’entrer dans la forteresse. De plus, l’escalier principal, mi-maçonné et mi-taillé à même la roche, rendait la montée traîtresse. Certes, la vue dominant les environs s’avérait splendide, mais le vertige perturbait les grimpeurs. Guidé par Hugues, le petit groupe dut franchir trois enceintes et un nombre incroyable de marches formant des escaliers presque verticaux par endroit avant d’atteindre le donjon à la masse impressionnante. Encore quelques marches, une porte et un escalier en bois descendant et tous se retrouvèrent dans la fameuse salle du pilier de Quéribus.
En effet, s’élevant du sol rendu très inégal par l’affleurement de la roche, une énorme colonne centrale soutenait une voûte sur croisée d’ogives. Près de l’escalier d’entrée, une magnifique fenêtre à meneaux apportait une chiche lumière aux lieux hors du temps.
Tandis que ses enfants s’amusaient à cache-cache dans la pièce, Hugues fermait longuement les yeux dans l’attente d’une vision du passé. Malheureusement, après un temps assez long, la voix de sa femme le ramena à la réalité :
— Alors ? qu’est ce que l’on fait ?
— Il n’y a pas d’indice ici, se lamenta Hugues. Rien de comparable aux autres sites. C’est comme si…
— Oui ?
— Comme si le trésor transporté par les quatre Cathares n’était jamais arrivé ici…
— Après tout ce temps, tu n’y peux rien, essaya de le consoler son épouse. Personne n’est parfait !
Le mot, pourtant anodin, parut brusquement faire l’effet d’une pièce manquante dans un vaste puzzle aux tréfonds de l’esprit de Hugues. La voix entendue dans son rêve revint à sa mémoire : « sois parfait ! ». Curieusement, ces mots semblaient provenir de son passé, de son enfance même. « Sois parfait, fiston, c’est là le vrai trésor de l’existence ! » était en fait la phrase complète plusieurs fois entendue.
Plongeant volontairement dans ses souvenirs, Hugues se revit, petit enfant, sur les genoux de son grand-père qui portait le même prénom que lui. Le vieil homme répétait souvent cette sorte de litanie comme pour être certain que son petit-fils ne l’oublierai pas.
— Être parfait… murmura Hugues. Les Parfaits ! Je comprends, tout !
— En revanche, moi, absolument rien ! avoua sa femme.
— Je viens de me souvenir de mon grand-père, expliqua Hugues. Il rabâchait souvent « sois parfait ! » ou « sois parfait, fiston, c’est là le vrai trésor de l’existence ! ». Les Cathares se nommaient eux-mêmes « Bons Chrétiens » ou « Bons Hommes » et le terme cathare a sans doute une origine grecque. De catharos qui signifiait « pur ». Hors, par dérision, ils étaient appelés « parfaits » par les catholiques.
— Je ne comprends toujours pas !
— C’est pourtant simple, mon grand-père me répétait sans cesse d’être « parfait ». À la réflexion, je me demande s’il ne s’agissait pas d’une déformation d’un conseil donné par son propre grand-père… ou arrière-arrière grand-père.
— Je ne te suis pas.
— L’un des quatre Cathares s’étant échappé avec le second trésor s’appelait Hugo et moi, Hugues, une forme déformée de ce prénom. Je crois que c’est de là que viennent mes visions !
— Des visions ? s’étonna sa femme.
— Je sais, je ne t’en ai pas parlé pour ne pas t’inquiéter. En fait, à chacune de nos visites dans ces anciens châteaux Cathares, j’ai eu une vision me montrant ce fameux Hugo laissant des indices sur son passage. C’est grâce à cette sorte de clairvoyance du temps passé que j’ai trouvé et déchiffré les messages gravés à même la pierre. Je ne crois pas me tromper en supposant être un descendant de ce Hugo. Tout s’expliquerait !
— Mais alors, le trésor ? questionna l’aîné des enfants.
— Hélas, avoua Hugues. Vraisemblablement, je reçois seulement une vision sur les lieux de passage de mon ancêtre. Si le quatuor Cathare a changé de direction entre Puilaurens et Quéribus ou s’il leur est arrivé malheur, qui pourrait savoir en quel lieu ? Nous pourrions passer des années à battre la région sans jamais trouver la solution à cette énigme. Par contre, il nous reste un trésor que nous ne pouvons pas perdre.
— Lequel papa ?
— L’enseignement Cathare pardi ! Après tout, ils se nommaient eux-mêmes « Amis de Dieu ». Terme qui vient sans doute du bulgare bogo mile. Ils croyaient à un Dieu suprême et bon, représentant le bien, dont l’âme éternelle se trouve être l’émanation. En opposition, il y a le mal enraciné dans Satan, mais surtout, dans la matière. Le Catharisme prône donc le détachement du monde périssable et de la chair — sous l’emprise du mal — pour accéder au spirituel. Finalement, ce n’était pas une religion mauvaise ni même complexe. Il suffit de ne pas s’attacher aux biens matériels, d’être non-violent et d’éviter de manger de la viande. C’est cela que voulait me dire mon grand-père. Un propos déformé par les années et dont le sens même avait échappé à ceux qui le transmettaient. Une vie ascétique mène à la vie éternelle. C’est cela le trésor du Catharisme : la voie conduisant au paradis !
— Ah… souffla l’enfant, dubitatif.
— Je t’expliquerai cela lorsque tu seras plus grand, le rassura Hugues. Tu as tout le temps d’y songer. De toute manière, les Cathares ne reconnaissaient qu’un unique sacrement : le consolamentum ! Une sorte de baptême spirituel que l’on ne pouvait donner qu’aux adultes. En effet, seule une personne adulte est capable de formuler et de comprendre pleinement son consentement à cette religion. Mais, tout cela est un peu compliqué ! Venez, on rentre… Les vacances ne sont pas finies.
— En tout cas, la vue est magnifique, conclut son épouse en quittant les lieux.
— Un autre trésor Cathare…
Alors, qu’en pensez-vous ?