Calendrier de l’Avent 20 Décembre

Jour 20 : Un inédit pour la route ?


Je ne compte plus mes nouvelles écrites, publiées ou non, en fanzine, webzine ou anthologies.


Par contre, je sais que bon nombre sont encore inédites, car non publiées, mais surtout, non lues par d’autre que par leur humble auteur.

Bref, même si je pourrais vous en confier des dizaines, en voici une, tirée d’une idée de recueil de nouvelles qui est resté au stade du projet…

Bonne lecture !


RAPPEL

Occupé à passer une éponge sur le zinc recouvrant son comptoir, Curtis sursauta au moment où entra la cliente.
La femme était une trentenaire dont l’opulente chevelure rousse ruisselait sur ses épaules. Cette crinière rehaussait la beauté du visage mutin saupoudré de taches de rousseur. Curtis comprit vite son trouble. La ressemblance était si frappante… Pourtant, elle était trop jeune, même si elle lui rappelait un passé presque oubliée…
Malgré son expérience de la clientèle, il dut lutter pour se ressaisir. Se fustigeant intérieurement, il jeta l’éponge dans l’évier proche afin de présenter son plus beau sourire à la nouvelle venue.
— Bonjour, Mademoiselle ! se força-t-il à lancer d’un air enjoué pour dissimuler son trouble.
Un instant, il eut l’impression de lire sur le visage féminin un étrange sentiment, mélange de surprise teinté d’une profonde tristesse. D’une démarche lente, la jeune femme avança, les yeux rivés vers son interlocuteur, sans paraître le moins du monde intéressé par les autres clients présents.
— Que puis-je pour vous, Mademoiselle ?
— Vous êtes ouvert, je suppose, formula la cliente.
— Sept jours sur sept, et plus de treize heures par jour, Mademoiselle, la Moon Tavern est toujours là lorsque vous en avez besoin.
Curtis surprit une curieuse moue le long des lèvres bien dessinées de la jeune femme. Comme si le discours publicitaire l’amusait tout en l’attristant.
— Vous buvez quelque chose ? reprit le barman.
— Un Whisky…
Curtis manifesta son admiration :
— Il est rare de voir une aussi jeune femme en boire.
— Mon… hésita-t-elle. Mon père m’a initié à cette boisson dès ma majorité. J’en bois en souvenir de lui.
— Il a bien agis, approuva l’homme. J’ai fait de même, l’année dernière, avec ma propre fille. C’est une boisson qu’il faut avoir goûté au moins une fois dans une vie.
— Oui, c’est un fait…
— Vous avez une préférence ?
— J’apprécierai de goûter à votre cuvée spéciale. Celle-là même réservée à vos clients les plus connaisseurs.
Curtis releva l’un de ses sourcils clairs.
— Vous n’êtes pourtant jamais venue dans mon établissement… Comment ?
— J’ai connu l’une de vos plus fidèle habituée, avoua-t-elle. Elle m’a chaudement recommandée la bouteille du patron…
— Alors soit, allons-y pour la cuvée spéciale !
D’un geste preste, Curtis pêcha sous son comptoir un récipient de terre cuite fermé par un bouchon de liège. Il l’ouvrit, en huma brièvement le contenu, puis remplit un petit verre d’un liquide sombre.
— Du trente ans d’âge, s’enorgueillit-il. Je le fais venir spécialement du Québec. Vous m’en direz des nouvelles.
— Il doit frôler les quarante à présent, murmura la cliente.
— Pardon ?
Sans paraître avoir prêté attention à la question, elle poursuivit tout en effectuant un long regard circulaire vers la salle.
— Pas beaucoup de monde à cette heure, n’est-ce-pas ?
— Je ne dirais pas cela, Mademoiselle, répliqua Curtis. J’ai mes habitués. Simon prend son petit déjeuner avant de partir travailler ; Quincy profite de sa courte pause déjeuner pour lire le journal du jour ; Sullivan et en plein « tea time » ; et Michaël s’accorde un moment de repos après sa journée de travail avant de rentrer chez lui.
Au fur et à mesure de son explication, il désigna plusieurs tables. Son interlocutrice suivit des yeux l’index tendu. Pourtant, son visage ne s’éclaira pas. Pire encore, une grimace mal contenue brisait la perfection de ses lèvres sensuelles.
Se tournant à nouveau vers Curtis, la jeune femme l’observa de son regard attristé. Un court instant, le barman crut reconnaître d’autres yeux, plus âgés, dont le souvenir s’accrochait dans sa mémoire.
— Je vous rappelle quelqu’un, non ? se risqua à demander la cliente.
— Oui, je dois bien l’avouer.
— Pouvez-vous me dire qui ?
— Ma défunte femme, souffla Curtis. Elle était aussi belle que vous à votre âge. Elle portait un prénom ancien, presque moyenâgeux.
Le barman le murmura à voix si basse qu’il fut impossible à quiconque de l’entendre, même pas son interlocutrice.
— Mélisande…
— Pourtant, continua la jeune femme sans se formaliser, si elle avait vécu à cette époque ancienne, elle aurait été brûlée vive.
— Hélas, les roux ont souvent été persécutés dans les temps sombres de notre histoire, confirma Curtis. Ils voyaient en eux des démons…
La cliente secoua la tête en guise de négation.
— Il ne s’agit pas de la couleur de ses cheveux, s’expliqua-t-elle, mais de son don unique.
L’homme sursauta comme si l’on venait de lui verser un seau d’eau glacée dans le dos.
— Comment ? Personne ne savait…
Le visage féminin se crispa une nouvelle fois.
— Je connais son don, car je le possède également, un don qui se transmet par le sang, de mère en fille.
Curtis se retint au comptoir pour ne pas basculer en arrière. Les yeux hagards, il s’ébroua à la manière d’un chien quittant une rivière.
— Nous n’avons eu qu’une seule enfant, bafouilla-t-il. Pas d’autre… Elle… Elle est morte en couches… Je ne puis croire qu’elle ait eu un autre homme avant moi…
Des larmes emplirent les yeux de la cliente.
— Je suis ta fille, papa…
La main sur sa poitrine, Curtis recula jusqu’à buter contre le rayonnage de bouteilles derrière lui.
— Non, hoqueta-t-il. Ce n’est pas possible ! Ma fille n’a pas encore atteint vingt ans. Ce ne peut être vous ! Vous avez au moins…
— Vingt-sept ans, papa, avoua la jeune femme.
— Je ne comprends pas, est-ce un rêve ?
— Hélas non, papa, reprit-elle le visage mangé par une tristesse profonde. Cela fait déjà sept fois que je viens me recueillir ici. Sept années à commémorer ta disparition. Et à chaque fois, c’est pareil, je perds tant de temps à me faire connaître par…
— Quelle disparition ? sursauta Curtis incapable de suivre les explications.
— Une explosion, papa. Elle a rasé le quartier complet. En une seconde à peine, c’était fini pour tout le monde présent. Des centaines de vies soufflées instantanément. Les lieux sont demeurés inaccessibles presque une année entière.
— Je ne comprends toujours pas.
— J’ai reçu le don de maman, tu le sais déjà. Je peux voir les âmes… Celles encore liées à un lieu… Bloquée sur place après un trépas foudroyant…
— Je… hésita Curtis. Je… Tu… Brunissende ?
— Oui, papa, murmura la jeune femme dont les joues se couvraient de larmes. Tu vois, j’ai grandi…
— Ce que tu es belle, souffla-t-il. Comme ta mère serait heureuse de te…
Il ne put poursuivre. Une insoutenable lueur envahit soudain le bar. Sans se retourner, Brunissende sut que le moment était venu. Elle eut encore le temps de plonger son regard dans celui de son père avant de voir sa silhouette s’étioler et se dissoudre dans le néant.

Avec un clignement de paupières, Brunissende se retrouva debout, le corps baigné de soleil, dans son propre temps.
Devant elle, la haute stèle portant les noms de toutes les victimes de la tragédie paraissait absorber la chaleur de l’astre diurne. La liste était si longue… Vers le milieu se trouvait gravé le nom et le prénom de son père.
En refoulant sa peine, elle tourna les talons. Elle allait reprendre sa vie durant une année encore avant de revenir à la date anniversaire. Pour la huitième fois, elle laisserait son don hors du commun agir pour lui permettre d’approcher un instant l’âme de son père. Quelques minutes avant la tragédie, une ultime goutte de bonheur dont elle serait encore l’unique témoin.
Auto-suggestion ou réalité, qui pouvait le dire ? L’important n’était-il pas qu’elle puisse revoir son père pour ressentir une fois encore tout son amour pour elle ?


La suite, dès demain…

Christian Perrot – 2022 – Tout droits réservés – contact.christianperrot@yahoo.fr