Jour 24 : Une « Novella » en cadeau
Pour fêter Noël, voici une « novella » rien que pour vos yeux.
Elle est tirée et extrapolée suite à une partie d’initiation de jeu de rôles sur table, car elle parcourt les principaux thèmes les plus connus dans ce milieu ludique.
J’espère que sa lecture, bien qu’un peu longue, vous permettra d’attendre Noël tranquille.
A très bientôt, joyeux Noël à venir et de très bonnes fêtes de fin d’année…

Moschel Markab
Ambassadeur
Moschel Markab ferma les yeux et souffla avec lenteur dans le but de vider son esprit en même temps que ses poumons. Il vivait depuis plusieurs années sur Keppler 16B, une planète dont le niveau technologique pouvait s’apparenter à celui dit « préindustriel » connu dans le passé de la lointaine Terre. Cependant, ce long séjour n’avait pas émoussé ses capacités cognitives. Au contraire, il avait développé une sorte de sixième sens proche de la prescience. Embryonnaire, certes, mais suffisant pour comprendre qu’il voyait pour la dernière fois les deux soleils se lever. Sa vie allait prendre fin avant la nuit, il le ressentait au plus profond de son être.
Malgré cela, il espérait disposer d’assez de temps pour laisser quelques notes pour ceux qui viendraient étudier les circonstances de son assassinat. Sa connaissance de la situation planétaire ne devait pas tomber dans l’oubli. Surtout pas dans la situation actuelle où la tension devenait de jour en jour plus intense.
Fort de cette idée, il se dirigea vers la haute bibliothèque couvrant un pan entier de mur dans son salon. Hélas ! un formidable bruit de verre brisé dans son dos, en grande partie couvert par celui d’un fort mouvement d’air, lui fit comprendre son erreur. Il avait trop tardé…
Moschel ne se retourna pas. Toujours debout devant la bibliothèque, il laissa ses mains courir, en apparence sans but précis, le long des volumes rangés à la perfection. Tous les sens en éveil, il entendit des pas s’avancer dans la pièce. La démarche, légèrement claudicante, lui était bien assez connue pour pouvoir nommer son visiteur impromptu sans même avoir besoin de le voir.
— Si je puis me permettre, Lesath, ma demeure possède une porte d’entrée. Vous auriez pu venir y frapper comme un individu poli.
— Vous savez pourquoi je suis là ! répondit une voix autoritaire.
— Et vous connaissez déjà ma réponse, répliqua Moschel en se retournant avec lenteur.
Un simple coup d’œil lui fit comprendre le sens de sa funeste prémonition. Il écarta ses paumes nues afin de montrer qu’il était désarmé.
— Je vois que vous êtes venu accompagné, commenta-t-il. En effet, l’utilisation de la porte d’entrée aurait été problématique, la fenêtre était un meilleur choix, j’en conviens. Même si sa destruction pèsera sur mes finances.
— Donnez-moi ce que je demande ! ordonna le visiteur. Libérez mon peuple de l’envahisseur, permettez-nous de rivaliser avec…
— Vous vous fourvoyez, le coupa Moschel. Vous avez mal interprété les textes. Vos erreurs vont déclencher la fin de votre monde.
— Sottise ! Vous mentez pour me détourner de mon but divin. Notre peuple doit vaincre pour recouvrer sa liberté perdue.
— Vous savez très bien que toute votre doctrine s’appuie sur des données erronées, reprit l’habitant des lieux. En presque sept années passées à vos côtés, je n’ai cessé de vous apporter de l’aide, des conseils, et un enseignement capable de faire progresser votre espèce.
— L’emploi même de ce terme dévalorisant montre bien que vous nous traitez comme une sous-race par rapport à la vôtre.
Moschel soupira. Dans sa situation précaire, la moindre de ses parole pouvait être mal interprétée.
— Ma décision est irrévocable, lança-t-il toutefois en bombant le torse. Jamais je ne vous livrerais le secret. Si vous avez vos principes, j’ai les miens. Je ne trahirais ni mon peuple ni le vôtre. Vous ne pourrez me forcer à vous donner satisfaction !
— Nous allons voir cela, fulmina le dénommé Lesath.
Tsistsis Tucanaë
Navigatrice
Tsistsis Tucanaë tressaillit lorsque la sonnerie caractéristique résonna à son poignet. Dans son mouvement de surprise, elle se heurta le crâne contre la carlingue de son vaisseau spatial.
Il n’est jamais bon de sursauter lorsque l’on a la tête glissée à l’intérieur d’un compartiment à turbocompresseurs atmosphériques. Tout en se massant le cuir chevelu, la jeune femme releva sa manche gauche pour lire le message s’affichant en relief sur le minuscule écran de son chronomètre de poignet. Elle avait bien reconnu la sonnerie : mission prioritaire !
Tsistsis était une sorte de réserviste affectée à un service spécifique de la vaste Confédération Galactique. Depuis que l’espèce humaine avait quitté la Terre, de nombreuses bases s’étaient développées sur autant de planètes plus ou moins propices à la vie. Un vaste empire intergalactique géré du mieux possible par un gouvernement multipliant les postes en cascades, du plus influant au plus opérationnel.
Vers la fin de cette chaîne de responsabilités se trouvaient les individus tels que Tsistsis Tucanaë. Des hommes et des femmes reconnus pour leurs qualités et leur expérience du terrain. Un vivier de compétences dans lequel les dirigeants puisaient en fonction de leurs besoins du moment. De fait, chacun vivait sa vie jusqu’à l’instant où un appel prioritaire lui intimait l’ordre de partir vers un lieu précis afin de réaliser une action plus ou moins dangereuse. Du simple convoyage de matériel à la recherche de criminels, en passant par des actions plus militaires, voire sinistres, bref, ces individus ne s’ennuyaient jamais.
Descendante de l’ethnie amérindienne terrienne, Tsistsis, diminutif de Tsistsistas, adoptait une carnation cuivrée très bronzée malgré le grand nombre d’heures et de jours passés dans l’espace. Dans une culture où les hommes dictaient trop souvent leur loi, la jeune femme avait dû lutter dès son plus jeune âge afin de pouvoir vivre selon ses goûts. Par habitude et pour gagner un temps considérable dans ses voyages commerciaux, elle s’habillait souvent avec une sobriété très masculine, n’hésitant pas à laisser planer le doute sur son identité sexuelle véritable. Pour preuve, sa coupe de cheveux, un demi-crâne rasé dénotant avec l’autre côté sur lequel se rebattait une courte crinière sombre à peine assez longue pour recouvrir l’oreille gauche.
Pourtant, lorsqu’elle était seule dans son vaisseau, elle se laissait aller à des tenues beaucoup plus légères. En l’occurrence, une simple salopette de travail dont les bretelles passaient par-dessus un crop-top autrefois clair, mais désormais couvert de traces allant du rougeâtre au noir.
Tsistsis passa dans la douche à ondes pour se débarrasser des diverses salissures couvrant son corps après plusieurs heures passées à changer quelques pièces de son navire. L’entretien de son seul bien était primordial. Puis, à peine vêtue d’un t-shirt clair sur un slip de même couleur, elle rejoignit le poste de pilotage.
Son vaisseau spatial, le Siarnaq, représentait toutes ses possessions. Tout à la fois sa maison et son gagne-pain. Malheureusement, pour ce qu’elle nommait sa « vie alternative », l’appareil devenait un élément incitant ses supérieurs à l’inclure dans de nombreuses missions. Quoi de plus agréable pour la hiérarchie de Tsistsis que de disposer d’une recrue munie d’un moyen de transport capable de rejoindre avec célérité les lieux d’intervention tout en emportant dans ses flancs le reste de l’équipe ?
La femme pilote s’assit à son poste en soupirant. Elle saisit le code idoine et déclencha la présentation liée à son nouveau job. Comme d’ordinaire, les premières images concernaient ses partenaires affectés comme elle à cette mission…
Chul-Moo Corcho
Métallier
Chul-Moo Corchoo frappait si fort avec son marteau sur sa pièce de métal qu’il ne réagit pas lorsque son chronogramme de poignet sonna. Par contre, il fut sensible à la vibration accompagnée du picotement électrique. L’homme avait volontairement réglé son communicateur portable sur « vib-élec » afin d’être certain de ne rater aucun appel.
Et pour cause, Chul-Moo passait une partie de ses journées à marteler du métal. Tel un forgeron du temps jadis, il appréciait le contact avec l’acier rougeoyant malmené par un marteau, selon l’ancienne méthode ancestrale.
Certes, sur sa planète de naissance, la technologie disponible permettait de manufacturer les matériaux sans aucune intervention humaine. Pourtant, l’homme ne se lassait pas de ce travail physique. Tout à la fois forgeron et mécanicien, Chul-Moo était considéré comme un virtuose par ses compatriotes. Du moins, durant les rares occasions où il se trouvait « à terre ».
D’une force et d’une taille peu commune, même pour ses pairs, l’homme s’avérait un atout de choix durant les missions où la force brute permettait souvent de débloquer des situations difficiles.
Nonobstant, le sang de ses ancêtres avait coloré sa peau en une variante basanée tirant vers l’ocre, car originaires de l’Asie terrienne. La plupart des gens s’étonnaient de voir un tel colosse arborant une telle carnation. Mais tous oubliaient la puissance des antiques samouraïs ou la force des sumotoris. L’homme avait depuis longtemps cessé de prendre en compte l’avis des autres, vivant sa vie selon ses goûts et ses choix.
Délaissant son travail, Chul-Moo posa son marteau pour consulter le message affiché par son chronogramme. Machinalement, il enroula autour de son index épais l’extrémité de sa natte de cheveux pendant sur son épaule dans la plus pure tradition antique de son héritage génétique.
Il soupira, il était attendu au spatioport pour un départ quasi-immédiat. Sa pièce de métal attendrait donc encore avant d’approcher le produit fini…
C’était sans tenir compte du cri d’alerte qui résonna soudain dans le village. Le colosse s’élança.
Parvenu sur la place, il vit un adolescent aux prises avec trois individus. Chul-Moo reconnut sans mal le trio tristement célèbre dans les environs. Il s’agissait d’un groupe de bandits vivant de rapines depuis un moment déjà. Ses membres voyageaient sans but déterminé, occupant leur temps à chasser des animaux dont les peaux étaient à vendre. Et si l’argent ou les vivres venaient à manquer, ils se rabattaient sur les villages ruraux isolés dans lesquels ils faisaient provision sans vergogne.
Pour l’heure, un seul des trois brigands était descendu de sa monture, une sorte de lézard démesuré relativement commun dans la région en partie désertique. Sous le regard goguenard de ses compagnons de route, il luttait avec l’adolescent autochtone. Les deux protagonistes jouaient des poings et des pieds, roulant à même le sol couvert d’un sable rougeâtre.
Chul-Moo s’arrêta en bordure de la placette centrale entourée de modestes huttes de branchages et de boue séchée. Certes, il aurait pu s’en mêler tout de suite. Pourtant, il préférait laisser un peu de temps au défenseur du village de prouver sa valeur. L’adolescent se nommait Alderamin et il avait plusieurs fois assisté le colosse forgeron.
Les deux adversaires chutaient, se relevaient, retombaient, pour mieux bondir de nouveau en avant. L’adulte avait pour lui l’expérience et une certaine musculature développée durant sa vie d’errance avec ses deux acolytes. Pour autant, l’adolescent compensait par sa souplesse, son endurance, et surtout, par sa rage de défendre son village contre les individus peu scrupuleux venus dérober leurs maigres récoltes pour leur seul profit. Aussi, l’affrontement durait…
Toujours juché sur son lézard géant, l’un des deux hommes semblait trouver le temps long. Sans un mot d’avertissement, il dégagea un long fusil d’une housse suspendue à sa selle. Avec des gestes rendus mécaniques par l’habitude, il épaula, et visa la nuque de l’adolescent. Ce dernier ne pouvait discerner le danger, il lui tournait le dos, faisant face à son adversaire.
Néanmoins, le malandrin ne put actionner la détente de son arme. Une force prodigieuse le saisit à la cheville avant de l’éjecter de sa position en hauteur pour le précipiter au sol. Dans sa chute, il lâcha son fusil. Pourtant, celui-ci ne vint pas le rejoindre par terre. Attrapé au vol par une poigne vigoureuse, l’arme fut au contraire dirigée, crosse en avant, vers son propriétaire surpris. Frappé à la mâchoire, le bandit alla mordre la poussière.
Le dernier encore en selle plongea sa main en direction d’une arme de poing glissée dans un holster lestant sa ceinture. Toutefois, ses doigts effleuraient à peine la poignée qu’un coup de crosse envoyait l’homme rejoindre son partenaire à même le sol.
Satisfait de son intervention, Chul-Moo tourna le long fusil afin de le positionner canon en avant, menaçant les deux roublards encore étonnés par la rapidité et l’efficacité de l’attaque.
— Va-y, Alderamin, tu es à armes égales, à présent ! lança-t-il à l’adresse de l’adolescent.
Galvanisé par cet allié de taille, le défenseur du village bondit derechef sur son adversaire.
Moins d’une demi-heure plus tard, le trio de malfrats repartait, penaud, quittant le village sous les quolibets des habitants. Leur départ était ponctué par la grosse voix de Chul-Moo :
— Réfléchissez bien avant de revenir, ce village pourrait devenir votre dernière demeure !
Debout à côté de son protecteur, Alderamin souriait malgré sa lèvre fendue et sa pommette tuméfiée. L’adolescent était fier d’avoir ainsi pu s’interposer face à des adultes armés.
— Tu es devenu un homme, lui murmura le colosse à l’oreille. Je pars l’esprit tranquille, tu sauras défendre les tiens durant mon absence.
— Je garderai votre feu couvant, répondit l’intéressé en s’inclinant.
Un sourire fendit le large visage de Chul-Moo…
Lucilie de Lesath
Espionne
Lucilie de Lesath ne broncha pas lorsqu’une légère vibration prit naissance entre ses seins. Espionne travaillant pour le gouvernement, elle avait depuis longtemps appris à demeurer impavide quelle que soit la situation.
Un simple coup d’œil dans son décolleté ravageur lui suffit pour noter la couleur rosâtre prise par son pendentif. À la différence de la plupart des autres membres des équipes de « réservistes », la jeune femme portait un chronogramme dissimulé à l’intérieur d’un bijou féminin porté en sautoir. Spécialement mis au point à sa demande, l’objet changeait légèrement de teinte en fonction de l’émetteur. Le rose correspondait à l’appel prioritaire d’engagement sur une mission urgente. « Pour une fois que je pouvais participer à une soirée mondaine ! » maugréa-t-elle in petto tout en ramenant en arrière sa longue chevelure d’un roux fauve…
La jeune femme quitta la salle de bal, et dut soulever légèrement les lourds pans de sa robe à crinoline afin de s’engager dans un couloir rendu étroit par plusieurs meubles bas placés à intervalles irréguliers.Il y aurait eu encore à faire dans ce château princier, elle le savait.
Son objectif du moment était atteint, mais elle aurait apprécié pouvoir demeurer encore quelques heures sur cette planète. L’organisation illégale qu’elle remontait, palier par palier, individu par individu, promettait de lui faire parcourir une partie de la galaxie. Un peu plus de temps sur place lui aurait peut-être permis d’acquérir un ou deux noms supplémentaires. Hélas, lorsqu’un signal prioritaire retentissait, pas d’autre choix que d’obéir au plus vite !
Perdue dans ses pensées, elle faillit heurter un homme au détour d’un couloir. La carrure de l’individu s’avérait si imposante qu’elle semblait occuper tout l’espace disponible. Lucilie avait déjà vu le bloc de muscles. Il s’agissait de l’un des hommes de main du prince régnant sur le château présentement animé par une fête grandiose.
— Je suis pressée, lança la jeune femme d’un ton péremptoire. Transmettez mes amitiés au maître des lieux.
— Il veut vous voir ! réfuta le colosse. Vous devez me suivre. Il a dit : tout de suite !
Lucilie hésita un court instant. Elle se savait capable d’étendre au tapis l’individu afin de libérer le passage. Elle pouvait avoir quitté la riche demeure avant que quiconque ne s’aperçoive de sa disparition. Cependant, cela pouvait compromettre sa couverture, et par là-même, toute sa longue traque en cours. Aussi accepta-t-il d’un signe de tête avant de suivre son cicérone taillé comme une armoire.
Elle fut ainsi conduite dans la salle du trône attitrée au prince. Le dénommé Menkalinan Monnagman siégeait sur un fauteuil taillé dans du marbre immaculé. À ses pieds, deux femmes à peine vêtue prenaient des poses lascives pour plaire à leur souverain. Lucilie se pinça les lèvres. Elle savait que le dirigeant possédait un harem dont les pensionnaires n’étaient pas toutes là de leur plein gré. Pourtant, une intervention de sa part pour corriger cette injustice aurait, elle-aussi, compromis sa mission du moment.
— Enfin, vous daignez me faire la joie de votre présence ! lança le prince, tout sourire.
Lucilie fit une courte révérence obséquieuse avant de répondre :
— Que vouliez-vous me dire de si urgent ?
— Vous me résistez, avoua Menkalinan. Vous refusez mes cadeaux comme mes invitations.
— Je suis pourtant venue à votre réception, rappela Lucilie.
— Pour en repartir à peine arrivée !
— Une urgence, prince. Toutefois, je reviendrai, vous avez ma parole.
La jeune femme coula un regard chargé de sous-entendus vers son interlocuteur. À sa grande déception, cela ne suffit pas à débloquer la situation.
— Rien n’est plus urgent que mes attentes, répliqua Menkalinan. Je ne supporte pas l’échec. Je vous veux parmi mes favorites.
Lucilie refit une révérence, à peine plus raide, cette fois.
— Navrée de décliner semblable offre, mais je ne suis pas libre.
— En effet, laissa tomber le prince d’une voix rude. Puisque vous m’appartenez, désormais.
La jeune femme n’eut besoin que d’un bref coup d’œil pour comprendre qu’elle était encerclée. En effet, trois « monsieur muscles » occultaient les seules portes permettant de quitter la salle du trône.
— Ne faites pas l’enfant, prince, émit-elle avec une moue sardonique. Laissez-moi partir, je reviendrai, je m’y engage. Vous pouvez patienter encore quelques renouveaux, non ?
Menkalinan secoua la tête en guise de négation.
— Emparez-vous d’elle, je veux qu’elle partage ma couche, dès ce soir.
Lucilie souffla un long soupir de déception.
— Vous l’aurez voulu ! J’aurai préféré partir sans violence, mais puisque ce n’est pas possible…
Les trois colosses éclatèrent de rire. Néanmoins, leur hilarité tourna vite court lorsque leur sang fut répandu, maculant les dalles du sol et les lambris des murs.
Ras’lila Rasalhague
Baroudeuse
Ras’lila Rasalhague risquait un œil par-dessus le parapet défensif à l’instant où son chronogramme de poignet émit un son bref accompagné d’une légère vibration. Son attention fut détournée un bref instant, ce qui lui sauva pourtant la vie. Le projectile visant sa tête passa ainsi à un cheveu de son crâne sans le toucher.
De nouveau à l’abri du muret, la femme pesta en proférant un chapelet de jurons imagés.
Ras’lila arborait un corps recouvert de tatouages autant pour inspirer la crainte que pour dissimuler les nombreuses cicatrices récoltées au cours de sa vie aventureuse. Une peau d’ailleurs largement visible car elle portait un unique short réduit à sa plus simple expression. Dans l’éclairage des lieux, ses cheveux blonds, coiffés en tresses parsemant son crâne, ressemblaient à des serpents ondoyant au gré de ses mouvements. Son regard sombre distillait une volonté inflexible tandis qu’elle risquait de nouveau un coup d’œil vers l’extérieur de l’enceinte.
Elle vit des incendies et, çà et là, des éclairs d’armes à poudre tandis que les assaillants montaient à l’assaut de l’ouvrage défensif. L’affrontement commençait.
Ras’lila arma son fusil et l’utilisa tant qu’il lui restait des munitions. Ensuite, sans détourner le regard, elle tendit l’arme de côté en criant :
— Recharge !
Tout près d’elle, un curieux individu prit le fusil vide tout en présentant un autre. La femme s’empara de l’arme chargée et en tourna le canon vers leurs ennemis. Aussitôt, son compagnon s’afféra à garnir le magasin de cartouches de ses doigts épais.
L’être en question ne paraissait pas humain. Il était petit, presque nain, arborant des membres volumineux et massifs, comme si son organisme avait été tassé par une forte gravité planétaire. Lui aussi vêtu d’un simple short ressemblant assez à un pagne tribal, il montrait une peau grisâtre lui donnant l’apparence d’une statue grossièrement taillée. Néanmoins, malgré son aspect balourd, c’est avec maestria qu’il s’acquitta de sa tâche en un temps record. Aussi, lorsque Ras’lila lui confia de nouveau son arme vide, il put lui en fournir une autre prête à tirer.
Ce manège dura jusqu’à ce que les assaillants commencent à bondir par-dessus le mur défensif. Dès cet instant, un corps à corps sauvage débuta.
Ras’lila troqua ses fusils contre un sabre recourbé à l’acier bleui. De son côté, son compagnon de petite taille maniait à la perfection une sorte de casse-crâne à manche d’os.
Tout à sa lutte pour sa survie, la femme ne songeait qu’à se débarrasser de ses adversaires assez vite pour ne pas rater son rendez-vous proche.
Malgré le nombre des attaquants, le combat dura moins d’un cycle de l’astre diurne. Les défenseurs avaient fait preuve d’une ténacité à toute épreuve et sortaient vainqueurs. De nombreuses pertes, certes, mais l’enclave humaine demeurait en place, au grand dam des autochtones.
Ras’lila ramassa ses affaires, assistée par son curieux compagnon d’arme. Malgré la victoire, elle songeait que les envahisseurs étaient surtout les défenseurs venus spoiler de leurs terres ancestrales les malheureux natifs.
Pourtant, l’aventurière ne pouvait aller à l’encontre de la colonisation spatiale. D’abord parce qu’elle était seule, fut-elle accompagnée par son petit ami. Ensuite parce que, après tout, elle travaillait pour le gouvernement galactique lui-même. Même si personne, en dehors d’elle-même, ne connaissait ses motivations, elle suivait les ordres sans se plaindre de son sort.
Elle appréciait son existence mouvementée. Du moins, le criait-elle haut et fort à qui voulait l’entendre.
Ras’lila alluma un cigare, puis rejoignit la porte de translation de sa démarche chaloupée, juste à temps pour son rendez-vous prioritaire.
Derrière elle trottinait son partenaire aux membres massifs…
Kamasis Kornephoros
Archéologue
Kamasis Kornephoros n’appréciait guère d’être dérangé durant ses recherches exo-historiques. Aussi blasphéma-t-il à haute voix lorsque son chronogramme mural émit la sonnerie spécifiquement programmée pour signaler une réquisition officielle prioritaire.
L’homme releva la tête de son travail et pesta derechef lorsque son regard clair déchiffra les indications s’affichant sur l’écran de l’appareil. Son départ était proche, bien trop à son goût. Cela allait compromettre ses travaux d’expérimentation.
Son bureau encombré de feuillets, de livres ouverts, et même de quelques peaux d’animaux couvertes de signes anciens, attestaient sans équivoque la complexité de ses recherches actuelles.
En effet, en ce moment, il travaillait à comprendre un texte singulier, rédigé en une langue ancienne, décrivant les propriétés d’une encre découverte sur une planète dévastée. Le liquide en question était utilisé pour apporter, via des tatouages idoines, des capacités « magiques » à leur porteur. D’un point de vue technologique, l’encre en question contenait des particules aux propriétés étranges, car capables de se synchroniser avec les forces naturelles planétaires, dont la tellurique paraissait la plus importante, dans le but de se charger en énergie résiduelles. D’après le texte, un porteur de tatouage de ce type pouvait manipuler la géothermie à des niveaux inégalés.
Aussi, depuis des semaines, Kamasis s’appliquait à couvrir son bras et sa main gauche avec des signes consciencieusement choisis tout en effectuant de nombreux essais. Certains de ceux-ci s’avéraient très prometteurs.
Il touchait au but ! Il le sentait au plus profond de son esprit aiguisé. Encore quelques tatouages et manipulations pour atteindre la perfection.
L’homme avait abandonné sa santé à son travail d’historien spécialisé dans les cultures étrangères à la planète Terre. Aussi, à force de rester enfermé des heures entières, plongé dans ses études, il était devenu, au fil du temps, presque obèse. Certes, en fonction de son grignotage du moment, il lui arrivait de n’apparaître que comme un homme gras. Pourtant, parfois, cela dépassait ce terme. Dans les moments d’extrême concentration sur certains documents antiques, son visage prenait l’apparence d’un ballon trop gonflé tendant sa peau, luisante de sueur, sur son crâne. Par souci de commodité, il avait pris l’habitude de se vêtir d’une simple toge, légère et fonctionnelle. Même si cela rehaussait encore son apparence adipeuse.
Pour autant, son esprit comme son intellect avaient atteint des sommets inégalés parmi ses semblables. Il maîtrisait plusieurs langues et se trouvait même capable de déchiffrer un texte rédigé dans un dialecte inconnu après seulement quelques heures d’examen. Expert en théologie, en histoire, mais aussi en occultisme et en recherches toutes catégorie, sa réputation dans le milieu de l’archéologie n’était plus à démontrer, à sa grande satisfaction, il avait bien assez œuvré pour devenir le meilleur.
Plongé dans son ouvrage, penché au-dessus de sa main gauche sur laquelle il tatouait un motif complexe se repliant sur lui-même, il mâchouillait, presque sans s’en rendre compte, un bâton de réglisse. Sur sa peau, une légère lueur scintilla le long des dessins remontant jusqu’à son épaule. Une sensation de chaleur irradia alors dans ses chairs épaisses…
Une nouvelle sonnerie provenant de son chronogramme fit sursauter l’historien tout en le ramenant sans ménagement à la réalité. Le phénomène lumineux retourna au néant et la froideur des lieux enserra l’organisme maladif. Le moment magique était passé !
Kamasis soupira.
Décidément, il n’aurait pas le temps d’en apprendre plus avant son départ imminent…
Saevar Sadalsuud
Artilleur
Saevar Sadalsuud ferma un œil tout en bandant son arc. Plus loin dans les halliers, l’herbivore à six pattes n’avait pas encore senti le prédateur humain. Le temps parut ralentir sa course tandis que, dans l’esprit de l’homme, la flèche et la proie ne formaient qu’une unique entité.
Hélas ! à l’instant de décocher le projectile, une vibration naquit à la ceinture du chasseur. Sa concentration brisée, son trait rata sa cible et celle-ci ne se fit pas prier pour détaler.
Les maxillaires de Saevar se contractèrent, seul signe extérieur de sa colère. Que n’aurait-il pas donné pour avoir la possibilité de se débarrasser du chronogramme « offert » par les hauts dirigeants qui le contrôlaient comme un simple pion sur un échiquier cosmique ? À son grand désarroi, l’homme n’était pas libre de ses choix et encore moins du cours pris par son existence. Trop d’erreurs dans son passé et trop de dépendances à certaines personnes influentes l’avaient transformé en un esclave des temps moderne porteur d’invisibles chaînes impossibles à briser.
Recruté surtout pour son expertise en armes lourdes, il possédait surtout un certain nombre d’atouts naturels, dont l’acuité visuelle était le principal. Profitant de cela, il avait développé d’autres compétences, comme la maîtrise de l’arc ancien, par exemple. À force d’expérience, il se trouvait désormais capable de toucher une cible bien au-delà d’une portée classique de cette arme universelle. Un hobbit comme un autre, chacun le sien.
Du moment qu’il demeurait loin des océans, sa phobie depuis sa plus tendre enfance. On ne sort pas totalement indemne d’un naufrage meurtrier.
Derechef, le boîtier porté à la ceinture vibra, remplissant son minuscule écran d’ordres textuels et d’indications géographiques.
Avec un soupir désabusé, Saevar débanda son arc, en désolidarisant les deux parties, avant de les ranger dans sa housse dorsale côtoyant le carquois emplis de flèches.
Avant de quitter les lieux en direction de son point de rendez-vous, il eut un dernier regard autour de lui. Il cracha au sol dans sa colère.
Tout à sa chasse, il s’était fortement éloigné du centre urbain, il espérait ne pas être en retard. Il avait déjà bien assez de fois subit la ire de ses employeurs.
Hélas, à peine remontait-il sa propre piste qu’un obstacle se dressa sur sa route. Pas n’importe lequel, d’ailleurs, mais constitué de griffes et de crocs. Un grand fauve à six pattes se ramassait prêt à bondir.
L’homme ne pouvait remonter son arc assez rapidement avant l’attaque. De plus, une simple flèche décochée sur un tel adversaire musculeux ne pouvait être efficace, sauf si atteignant un point vital du premier coup. Certes, Saevar portait également un long coutelas à la ceinture, surtout une arme de chasse conçue pour une mise à mort rapide du gibier préalablement blessé à mort, avant son dépeçage à l’aide de la même lame. Malgré cela, il doutait de parvenir à frapper à mort le fauve en un seul geste.
Le temps n’était plus à la réflexion, d’ailleurs, car son ennemi animal bondissait déjà en avant, toutes griffes dehors. Saevar agit d’instinct, laissant l’expérience dicter sa conduite.
D’un geste rapide, il se saisit de deux flèches de son carquois dorsal, puis, comme il l’avait à le faire en développant une véritable aptitude pour le rechargement rapide, il pointa son bras en avant, le plaçant sur la trajectoire de la bête.
Son coup de poker paya, à son grand soulagement. Les deux pointes de flèches disparurent dans l’œil gauche du fauve, traversant la cavité avant de s’enfoncer profondément au sein du cerveau primitif. En un instant, l’étincelle vitale de l’animal fut éteinte alors même que ses griffes frôlaient la poitrine humaine.
Saevar fut projeté en arrière par l’impact du corps musculeux. Pourtant, il s’en tirait à bon compte avec simplement quelques estafilades sur sa peau et une tunique déchirée. Cela aurait pu être bien pire.
Se redressant après un moment, le temps de reprendre son souffle, le vainqueur humain reprit son chemin. Il serait en retard, pas de doute…
Mahayla Mintaka
Investigatrice
Mahayla Mintaka se trouvait en pleine autopsie lorsque la sonnerie de son chronogramme retentit. Toutefois, elle le perçut à peine et seul le silence de la pièce lui avait permis de l’entendre. En effet, le son se trouvait assourdi, car l’objet émetteur patientait au fond du sac à main de la jeune femme.
Et pour cause, durant la dissection d’un corps rendu nécessaire par une enquête policière, le protocole imposait une aseptisation totale des lieux, des instruments, comme du praticien. Pour l’heure, « une » praticienne, mais cela ne modifiait en rien la procédure établie.
Comme ses futurs compagnons de mission, Mahayla excellait dans sa spécialité. Ses capacités d’analyses comme ses connaissances médicales la rendaient indispensable pour la plupart des enquêtes complexes. Ce qui lui valait de souvent se voir convoquée pour des missions spécifiques. Consciencieuse malgré l’appel, la jeune femme poursuivi sa tâche…
Son hérédité familiale l’avait dotée d’un corps à l’épiderme d’un noir profond aux reflets bleutés. Pourtant, dans l’immédiat, sa silhouette se trouvait gainée de clair par le justaucorps immaculé imposé par le protocole d’aseptisation, jusqu’à son visage couvert d’un masque chirurgical également blanc. De fait, ainsi penchée au-dessus du corps à autopsier, elle ressemblait plutôt à une banshee androgyne venue pleurer à la mémoire du défunt.
Mais qu’importe l’apparence du praticien ! Ses analyses et son rapport permettraient sans doute de démasquer l’assassin de la victime. Une fois son meurtrier châtié, l’âme du mort connaîtrait le repos.
Elle maniait la cisaille à côtes pour atteindre les poumons de son patient, lorsque, soudain, quelque chose jaillit de la dépouille avant de se projeter vers le visage féminin. Une sorte de vers encore poisseux de sang à la gueule munie de crochets redoutables tendus en avant dans un assaut fulgurant. Pourtant, plus rapide encore que son attaquant, Mahayla utilisa l’outil entre ses doigts pour trancher net la créature. Celle-ci retomba de part et d’autre de la praticienne…
Moins d’une heure après, l’inspecteur chargé de l’enquête vint aux nouvelles.
— Voici les résultats, affirma Mahayla en tendant un micro-disk vers son interlocuteur.
— Un résumé, peut-être ? proposa l’homme en souriant.
La femme légiste tourna son regard vers son écran :
— C’est un meurtre !
— Vous êtes bien catégorique.
— La victime a été noyée, détailla Mahayla. Dans de l’eau salée alors que vous avez trouvé le corps à une grande distance de la mer la plus proche.
— Mais encore ?
— J’ai trouvé un copépode Trappist du Verseau parasitant ses poumons.
— Un…
— C’est un parasite exo-biologique. Sur notre planète, il ne pourrait survivre que dans un aquarium maintenu dans les conditions idéales de survie.
— Oh ! comprit le policier. En effet, la victime possédait un grand bassin où il nourrissait des poissons de combat.
— Vous avez l’arme du crime.
— Et pour le mobile ?
— Voyons, enquêteur, susurra Mahayla, je suis légiste, pas voyante. Je puis vous apporter des indices, des preuves, et des éléments de réflexion. Malgré cela, je ne peux pas déchiffrer l’âme humaine. Je laisse cela à des professionnels tels que vous.
— Merci, Mademoiselle, du beau travail, comme toujours.
— À votre service.
Le policier quitta les lieux et Mahayla se prépara à faire de même afin de ne pas rater son rendez-vous prioritaire…
Valdymar Vindemiatrix
Employeur
Après avoir parcouru les dossiers personnels de ses nouveaux équipiers, Tsistsis Tucanaë avait fait décoller son vaisseau pour se rendre sur les lieux désignés pour le rendez-vous. Un simple astroport anonyme sur un globe à peine baptisé par une série de chiffres. L’un de ces mondes peu connus servant assez souvent de plaques tournantes pour les départs de mission. De nombreuses routes galactiques se croisaient dans ce secteur spécifique et la planète principale comportait un grand nombre de portes de translation spatiales. Ceci rendait plus aisé l’acheminement des recrues. Tout gain de temps était synonyme d’économie pour les dirigeants.
Le capitaine du Siarnaq le positionna sur l’emplacement désigné par la tour de contrôle. Il laissa ensuite la rampe d’accès dépliée et le sas d’entrée ouvert, en signe de bienvenue comme d’absence de défiance à l’encontre des nouveaux venus. De fait, un par un, ses équipiers pénétrèrent-ils dans le vaisseau spatial. Un balisage lumineux visible le long des parois métalliques guida les voyageurs jusqu’au poste de pilotage où les attendait leur hôte.
Laconique, Tsistsis se contenta de désigner à ses hôtes la banquette en rotonde formant la partie arrière de la pièce : les places dédiées aux passagers durant les manœuvres. Pour sa part, le capitaine occupait le siège central devant lequel se déployait un tableau de bord en demi-lune couvert de voyants scintillants et de touches colorées. Rébarbatif de complexité pour une personne novice en pilotage, mais aussi limpide qu’un livre ouvert pour la jeune femme.
En vrais professionnels, les nouveaux venus ne parurent pas se soucier de l’apparence ni de l’armement porté de manière plus ou moins ostentatoire par les uns et les autres. Même l’étrange compagnon de Ras’lila Rasalhague n’eut droit à aucune remarque ni regard appuyé. Suivant un homme aux vêtements couverts de sang, la dernière personne à venir prendre place fut une grande rousse à l’aspect glacial tant son visage paraissait sans vie, car d’une pâleur extrême.
Aussitôt, la femme pilote se mit en contact avec la tour de contrôle et sollicita l’autorisation de décollage. Celle-ci accordée, Tsistsis se désintéressa de ses passagers pour se concentrer sur la manœuvre de départ. Une fois dans l’espace, à bonne distance de la planète, elle enclencha le système de transfert au travers de l’espace et du temps, seul moyen de franchir l’océan de vide les séparant de Keppler 16B.
Une fois son vaisseau spatial sous la gouverne automatisée de l’ordinateur de bord, Tsistsis Tucanaë refit face à ses coéquipiers afin de les accueillir plus humainement :
— Pardonnez ce départ précipité, commença-t-elle de sa voix légèrement nasillarde. Une fois n’est pas coutume, notre mission ne souffre d’aucun retard.
— Justement, en parlant de cela, lança la rousse, qu’elle est-elle ?
— J’ai un enregistrement à vous montrer, précisa l’hôtesse du vaisseau.
Personne n’émettant d’objection, elle actionna une série de touches près de son siège. Immédiatement, l’écran panoramique surplombant le tableau de bord afficha le visage anguleux d’un homme entre deux âges. Valdymar Vindemiatrix, leur supérieur hiérarchique, leur communiquait les détails de leur nouvelle mission :« Bonjour à tous, et merci de votre présence, même si certains sont plus à féliciter que d’autres. Vous voyagez en ce moment avec Tsistsis Tucanaë, votre pilote et officier responsable pour les jours à venir. Votre destination est Keppler 16B. Il s’agit d’une planète aux ressources minières très importantes. Du moins, suffisamment pour que la Confédération Galactique y implante une base permanente. Vous me direz sans doute : rien d’inhabituel. Ce n’est pas tout à fait exact. En vérité, ce corps céleste à deux particularités.
« Premièrement, il est pris dans le système gravitationnel d’une étoile double qui l’oblige à toujours présenter la même face à chacune des deux. De fait, l’un de ses hémisphères seulement est habitable, l’autre étant soumis à un rayonnement si puissant qu’il en est létal.
« La seconde particularité de cette planète est, justement, sa face habitable qui est… habitée ! Si je puis m’exprimer ainsi.
« Vous le savez pertinemment, les lois galactiques nous interdisent toute action parmi les populations de niveau technologique inférieur au nôtre. Aucune ingérence dans le développement d’autrui ! Bref, dans le cas présent, des gisements de métaux rares présents dans les profondeurs de ce globe dégagent suffisamment de bénéfices pour justifier, disons, une exploitation dissimulée.
« En résumé, nous avons implanté une base sur un planétoïde proche, nommé Xanthix. De là partent des unités robotisés s’occupant de la collecte et de l’acheminement des minerais. Ce va-et-vient se déroule du côté inhabité de ladite planète, à l’abri des regards indiscrets.
« Sur l’autre hémisphère, nous avons placé une sorte d’ambassadeur dont la charge est de s’assurer que les autochtones ne soupçonnent pas nos actions. Il passe son temps libre à rencontrer les dirigeants des hameaux et villages afin de dispenser des messages de paix. Pour résumer, il s’assure que tout aille pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. »
— C’est impossible d’un simple point de vue humain, souffla Mahayla Mintaka.
Valdymar Vindemiatrix n’étant pas réellement présent devant ses employés, l’enregistrement poursuivit sans ralentir son rythme soutenu :
« C’est là que vous intervenez ! En effet, Moschel Markab, notre ambassadeur, a été assassiné. La puce implantée dans son corps a transmis bien assez de données sur sa santé au moment de son trépas pour qu’il ne subsiste aucun doute. Nous soupçonnons un corpuscule local qui a déjà manifesté son intention de nuire à notre homme sur place. Une sombre histoire de magie et de religion dans une civilisation arriérée suivie avec intérêt par nos services.
« Bref, votre mission est simple : trouver l’assassin de Moschel et vous assurer qu’il ne nuira plus à l’avenir. Ce… disons, obstacle éliminé, nous nommerons un nouvel ambassadeur et vous pourrez tous retrouver vos vies respectives.
« En vous remerciant d’avance de votre loyauté et de votre participation à la Paix Galactique, je vous salue. »
Sur ces derniers mots, la vidéo s’estompa, ne laissant derrière elle que l’image des étoiles filant vers la proue du navire tandis qu’il rattrapait leur lumière en exploitant la formidable vélocité engendrée par son système de propulsion.
— Peuh ! pesta Chul-Moo Corchoo. Était-il besoin de déranger sept personnes pour si peu ?
— Il ne nous appartient pas de décider, répliqua la rousse Lucilie de Lesath d’une voix mielleuse. Notre sens du devoir envers le gouvernement est…
— Allons, belle, laisse tomber ce refrain endoctrinant, renifla Ras’lila Rasalhague.
Malgré son expérience, Lucilie réprima un frisson en détaillant des yeux la face couverte de tatouages de la baroudeuse tendue vers elle.
— Personnellement, je ne vois pas en quoi ma présence était nécessaire, se lamenta Saevar Sadalsuud.
— Et ne parlons pas de la mienne, ajouta Kamasis Kornephoros. Quel besoin y a-t-il d’un exo-historien durant cette mission ?
— Valdymar Vindemiatrix ne choisit jamais à la légère les membres d’un groupe, s’insurgea Mahayla Mintaka. Chacun de nous doit posséder des qualités complémentaires avec les autres.
— Et pourquoi donc un voyage en vaisseau alors qu’il aurait été plus rapide d’emprunter une ou plusieurs portes de translation ? interrogea encore Chul-Moo Corchoo.
— Une question à laquelle je peux répondre, affirma Tsistsis Tucanaë. L’astéroïde en orbite autour de notre planète de destination, comme celle-ci, d’ailleurs, ne dispose d’aucun système de translation. Il faut s’y poser, à l’ancienne, en navire spatial.
— Peuh ! commença le colosse.
Il ne put exprimer sa pensée car un bruit sourd et une vibration du plancher mit soudain fin aux échanges.
Menkalinan Monnagman
Monarque
Instantanément à l’écoute de son vaisseau, Tsistsis se tourna vers le tableau de bord. Telles des pattes d’araignées surexcitées, ses doigts déliés coururent sur les commandes. Plusieurs écrans affichèrent des données complexes. Dans le même temps, les traits lumineux des étoiles redevenaient de simples points.
— Une torpille à particules nous a touchés, expliqua le pilote à ses passagers. Nous quittons l’hyperespace dans une région inexplorée. Accrochez-vous !
En effet, un brusque changement de vitesse de vol secoua les passagers. Cependant, tous étant encore sanglés sur leur siège, il n’y eut aucun blessé.
Un nouvel impact fit gémir la carlingue et des étincelles écarlates passèrent au-dessus du cockpit.
— C’est une attaque en règle. Quelle poisse ! s’énerva Tsistsis.
— Je croyais qu’il était impossible de suivre un vaisseau lancé à pleine vitesse… émit Ras’lila.
— Sauf en connaissant à l’avance le vecteur de translation emprunté, grommela le pilote. Ou en synchronisant la torpille sur notre signature thermique. Bref, nous avons été chassés, débusqués, et, à présent, attaqués sans sommation.
Tout en parlant, elle activa les systèmes protecteurs du bord, à savoir de puissants champs électromagnétiques entourant le Siarnaq. Un dispositif assez puissant pour absorber ou dévier la plupart des tirs lasers. Hélas, un appareillage éphémère de par sa grande consommation d’énergie.
Tsistsis se lança ensuite dans une série de figures acrobatiques destinées à esquiver autant que possible les attaques adverses. Ses passagers demeurèrent accrochés à leur fauteuil respectif, les organes internes malmenés par les mouvements erratiques du vaisseau.
— Je n’arrive pas à les semer ! pesta la propriétaire du Siarnaq. Vite, j’ai besoin de deux personnes aux tourelles pour nous défendre. Il faudrait aussi réparer les dégâts au plus vite.
— Je vais aux canons, annonça Saevar.
— J’en suis aussi, proclama Ras’lila tout en lui emboîtant le pas.
L’être nain l’accompagnant trottina à sa suite sans émettre la moindre parole.
— Je m’occupe de la partie électronique, assura Mahayla.
— Moi, des tôles à redresser et de la mécanique, conclut Chul-Moo en dépliant ses deux mètres de muscles.
Pour sa part, Kamasis demeura figé à sa place. D’une manière convulsive ses doigts boudinés serraient son épais manteau sur sa charpente pansue. Enfin, Lucilie vint se placer à la place la plus proche du pilote comme si elle voulait communiquer un peu de réconfort à Tsistsis effectuant des manœuvres d’évitement de plus en plus complexes en fonction des tirs adverses. De part et d’autre de la large verrière, des flashes de tirs énergétiques brillaient sporadiquement tandis que les deux canonniers ripostaient à l’attaque ennemie.
— Si tu ne fais rien, suggéra Tsistsis à Lucilie, surveille les réparations. Dès qu’elles seront terminées, je remets toute la puissance.
La jeune femme s’exécuta de bonne grâce. Elle profita d’un moment sans secousse pour se lever promptement avant d’aller couler son corps souple dans un autre siège placé à droite de celui de la femme pilote. En quelques gestes, elle afficha devant elle plusieurs visuels. Quatre en tout pour leurs coéquipiers affairés sur leur tâche respective.
Sur le premier écran, les jambes épaisses de Chul-Moo dépassaient d’un logement dans le plancher du navire, quelque part près de la zone de stockage. De l’habitacle en question jaillissaient des étincelles tandis que l’homme soudait les éléments remplacés.
La seconde vue montrait une sorte de tunnel de manutention relativement étroit. Mahayla s’y tenait, contorsionnée afin de se placer face à un boîtier spécifique. De ce dernier, elle extrayait des plaques électroniques endommagées pour les remplacer par d’autres, prélevées dans un container fixé à la paroi.
Les deux autres écrans se trouvaient en partie occultés par les facies concentrés de Ras’lila et de Saevar. Les deux protagonistes tiraient salve sur salve tout à la fois en se fiant à leurs sens et aux instruments. De l’autre côté des verrières en cloche entourant les tourelles laser, des explosions apparaissaient. Elles illuminaient brièvement l’espace avant de retourner au néant.
Le Siarnaq orienta soudain sa proue en direction d’une zone différente de l’espace l’entourant. La vitesse était telle qu’il ne fallut pas longtemps aux spectateurs pour comprendre.
— Franchir un champ d’astéroïdes est… commença Kamasis.
— Pas de panique, je gère ! le coupa Tsistsis.
En effet, en pilote avisé, la jeune femme fit tourner son engin afin de frôler un gros planétoïde rocheux sans pour autant pénétrer dans la zone encombrée de blocs dérivants au gré des courants spatiaux.
— Aux canonniers ! ordonna-t-elle dans le communicateur du bord. Ciblez ce caillou à pleine puissance.
Saevar et Ras’lila s’exécutèrent dans l’instant. Un déluge de feu fragmenta une partie de l’astéroïde, projetant autour des impacts une myriade de débris plus ou moins importants et dangereux pour le navire attaquant talonnant sa cible.
Sans signe avant-coureur, un voyant vert clignota devant Lucilie, signe de fin des réparations effectuées par Mahayla et Chul-Moo. Elle n’eut pas besoin de mot pour alerter Tsistsis. Un simple mouvement de la main suffit. La femme pilote n’attendit pas un instant.
Orientant son engin spatial dans une trajectoire opposée aux blocs rocheux épars, elle poussa les moteurs à leur puissance maximale. Le vaisseau bondit en avant à la manière d’un cheval fougueux libéré de ses entraves. Dès la vitesse suffisante, le capitaine activa la propulsion hyper-luminique. Derechef, le Siarnaq accéléra son allure dans une brève secousse.
Quand la lumière des étoiles se transforma de nouveau en des traits continus, Tsistsis souffla de contentement avant de mettre en fonction le pilotage automatique.
— Ouf ! dit-elle en se tournant vers les deux personnes sur la passerelle avec lui. Le pire est passé… une fois de plus…
— C’est courant ce genre de… commença Kamasis.
— Péripéties ? laissa tomber Ras’lila.
La femme tatouée venait de rejoindre le poste de pilotage et n’avait pu s’empêcher de couper la parole à l’historien.
— Tous les jours ! conclut Tsistsis en riant.
— Un peu de mouvement ne fait jamais de mal, appuya Chul-Moo en arrivant à son tour.
— Tout cela commence bien, grommela Saevar.
— Ceci n’explique quand même pas le pourquoi de cette attaque surprise sans aucun message d’avertissement, grommela Tsistsis. Quelqu’un aurait une idée ?
— L’un de nous a sans doute des ennemis, murmura Kamasis.
— En effet, affirma Mahayla après une brève recherche sur son ordinateur portatif. Un contrat a été lancé sur la tête de Lucilie. Fichtre, dix-huit milles platino-crédits !
— Une sacrée somme, siffla Ras’lila.
Dans les yeux de la femme tatouée des étincelles de convoitises scintillaient. Nul doute qu’elle n’aurait pas hésité si leur groupe n’avait pas été engagé dans une mission prioritaire.
— C’est un fait, avoua Lucilie. J’ai été magnanime en lui laissant la vie sauve… J’ai sans doute eu tort.
— Un admirateur rejeté ? questionna Saevar.
— Un dénommé Menkalinan, expliqua la rousse. Un prince qui voulait me mettre dans son harem. Comme si j’étais un vulgaire bibelot à collectionner. J’ai tué ses hommes de main avant de quitter son palais en le laissant assommé sur son trône. J’aurai dû le tuer. Il a sans doute profité de sa fortune pour engager des chasseurs de prime et me faire payer cet affront à son autorité.
— Quoi qu’il en soit, conclut Mahayla, cette péripétie, pour reprendre le mot employé par Ras’lila, a démontré les qualités complémentaires de chacun d’entre nous.
Si l’un ou l’autre des équipiers coulèrent un regard appuyé vers Kamasis, personne n’ajouta de commentaire…
Le reste du voyage se déroula dans une routine qui permit aux voyageurs de prendre quelques heures de repos avant le début de leur mission proprement dite.
Belshazzar Bharani
Directeur
Quelques heures plus tard, le Siarnaq quittait l’hyper-espace à proximité de la planète Keppler 16B. Depuis la passerelle du vaisseau, les voyageurs bénéficiaient d’une vue imprenable sur l’astre double et sur le globe glissant entre les deux étoiles.
Pourtant, ce ne fut pas ce spectacle qui attira leur regard, mais celui d’un astéroïde géant, en orbite extrême, sur lequel brillait une multitude de lumières. Une véritable ville semblait s’élancer depuis la roche nue vers le ciel piqueté d’étoiles.
Plus le navire approchait et plus les passagers appréciaient des yeux les énormes bâtiments construits à même la pierre du vaste planétoïde. Une intense activité régnait au sein de cette cité orbitale. Comme preuve supplémentaire : une colonne ininterrompue de petits navires reliait l’astéroïde à la planète proche. Plus précisément, à la face la plus éclairée du globe présentant toujours le même hémisphère à chacun de ses soleils.
Tsistsis prit contact avec le contrôle spatial établi au cœur de la ville minière. Le capitaine ne tarda pas à obtenir l’autorisation d’atterrir. Tandis qu’elle se préparait à la manœuvre, un message vint s’afficher sur l’une des consoles du bord. Un simple coup d’œil suffit au pilote pour le déchiffrer :
— Nous sommes attendus, expliqua-t-elle à haute voix sans lâcher des yeux les instruments. Le responsable de ce planétoïde nous recevra dès notre pied en contact avec le sol.
— S’il est possible de qualifier ainsi la roche d’un astéroïde, précisa Kamasis.
* * *
Une poignée de minutes à peine après leur arrivée, le groupe se présentait devant le dénommé Belshazzar Bharani, directeur de la cité minière.
L’individu les attendait dans une sorte de salle du trône où il se tenait, allongé sur une vaste couche couverte de velours. Démesurément obèse au-delà de toute logique humaine, il ressemblait à un gros crapaud guettant une mouche passant à sa portée. Similitude accentuée par la teinte de l’épiderme du responsable des lieux, largement visible puisqu’il ne portait qu’un simple pagne en partie dissimulé par ses bourrelets adipeux. En effet, le maître de céans arborait une peau couleur nénuphar. Pourtant, impossible pour les visiteurs de déterminer si cette particularité était atavique ou liée à une longue période d’exposition à des minerais particuliers.
— Valdymar Vindemiatrix m’a prévenu de votre arrivée ! commença-t-il sans préambule d’un timbre de voix croassant tout à fait en phase avec son allure. Tout est prêt pour vous expédier sur Keppler 16B.
— Qu’entendez-vous par : expédier ? questionna Lucilie.
— Téléportation quantique, ma belle, rien de plus… s’esclaffa leur interlocuteur.
Dans son rire, les plis de sa peau se transformaient en vaguelettes le long de son corps difforme.
— Vous en avez un ? sursauta Kamasis. Il existe seulement une poignée de ces appareils dans toute la Confédération. Vous êtes bien équipé !
— Je ne vous le fait pas dire, approuva Belshazzar. C’est pourtant le seul système fiable et totalement abstrait pour des populations indigènes. Même s’ils venaient à le voir fonctionner, cela resterait de la magie, pour eux.
— Certes, néanmoins, nous allons arriver sur place entièrement nus, précisa l’historien.
Le maître des lieux se contenta d’un haussement d’épaules, faisant sautiller ses bajoues dans le mouvement, avant d’ajouter :
— Tout est prévu sur place pour vous accueillir. Il y aura des vêtements et des armes.
Il hésita un instant comme à la recherche de la bonne formulation :
— Il y a juste un petit contretemps. Vous allez être expédiés vers une installation annexe car la principale s’avère inutilisable.
— Que s’est-il passé ? questionna Mahayla.
— Le dispositif était implanté dans la demeure de Moschel, notre ambassadeur à la surface.
— Le défunt ? s’enquit Lucilie.
— Exact, confirma Belshazzar. Las, depuis son décès, impossible d’aligner correctement notre engin et le sien. Une panne étant à exclure, il y a forcément autre chose.
— De l’action en perspective ! siffla Ras’lila.
— Et ensuite ? Entre ce nouveau point et le lieu du crime ?
— Vous allez être expédiés dans une région peu peuplée car située en altitude. Vous n’aurez guère le choix de la direction. Un unique sentier existe entre votre zone d’arrivée et le village le plus proche. Vous n’aurez qu’à le suivre, rien de plus facile pour de fins limiers tels que vous.
Le responsable de la base minière ricana tout seul comme si ses paroles étaient les plus drôles qu’il n’ait jamais entendu.
— Bon, je vous laisse entre les mains de mes techniciens, reprit-il en réprimant son hilarité. Inutile de gaspiller votre temps en paroles.
Malgré la foule de questions demeurant sans réponse, le groupe préféra suivre en silence leur guide désigné : un vieil homme marmottant et affublé d’un bandeau sur son œil gauche.
* * *
Le téléporteur quantique arborait la forme étonnement simplifiée d’un disque métallique enchâssé dans le sol d’une vaste pièce aux murs ornés de systèmes électroniques. Quelques références gravées se trouvaient visibles çà et là sur la surface lisse. Mais en dehors de cela, rien n’aurait pu différentier l’appareil de téléportation d’une vulgaire dalle ornementale.
Un technicien présent vint apporter quelques précisions aux coéquipiers :
— Pas de panique, le système fonctionne via les propriétés quantiques des matériaux. Il permet à un corps humain de se voir projeté d’un point « A » vers un point « B » à une vitesse proche de l’instantané. Efficace et fiable, à un défaut près : la nécessité d’emprunter le dispositif dans la tenue de votre naissance. Votre point d’arrivé, bien que secondaire, sera chauffé et disposera de tout l’équipement nécessaire à votre mission. Aucune inquiétude à avoir…
Il s’arrêta, pourtant, comme frappé par une évidence en étudiant le groupe du regard.
— Navré, mais le système quantique est synchronisé sur les organismes humains. Votre… partenaire ne pourra vous suivre.
Il désignait du doigt le compagnon massif de Ras’lila. Cette dernière sursauta :
— Me séparer de R’charg ?
— Comment s’appelle-t-il ? s’étonna Mahayla.
L’être nain grommela le mot en se frappant la poitrine de son poing épais.
— R’charg, moi ! Moi, R’charg !
— Il ne parle pas notre langue, expliqua la femme tatouée. Le mot le plus utilisé entre nous est « recharge », car il m’aide souvent lorsque je suis à court de munitions. C’est devenu son surnom.
— Très approprié, murmura Saevar.
— D’où vient-il ? demanda Chul-Moo.
— D’une planète à forte gravité de la bordure, indiqua Ras’lila. Gienah Ghurab, de mémoire. Nous nous sommes mutuellement sauvés la vie. Il me suit, depuis, comme un néo-chien.
— Charmant, ricana Kamasis.
Tandis que l’aventurière tatouée essayait d’expliquer à son compagnon d’armes les aléas techniques de la mission qui allaient le forcer en demeurer en arrière un moment, les opérateurs de l’engin de téléportation indiquèrent aux voyageurs des vestiaires proches. Tsistsis s’entretenait avec l’un des techniciens à voix basse, semblant glaner des informations.
Bon gré mal gré, les compagnons durent se dévêtir là avant de venir se rapprocher du centre de l’énigmatique dalle métallique. Par pudeur, la plupart avaient enfilés une sorte d’ample sortie de bain disponible.
— Chacun son tour avec un intervalle de deux minutes ! prévint l’opérateur. Vous pouvez conserver vos peignoirs si vous voulez, ils resteront en arrière au moment du déplacement.
Sans prévenir ces équipiers, Tsistsis s’avança la première jusqu’au centre du disque métallique. Resserrant les pans de son vêtement improvisé, la jeune femme s’assura du regard que sa silhouette ressemblait toujours à celle d’un homme. Elle n’avait nulle envie de se montrer telle qu’elle était en réalité. Par expérience, elle savait que les membres des missions, surtout les mâles, n’appréciait pas d’avoir UNE pilote de vaisseau.
Au signal de l’un des techniciens, un bruit sourd retenti sur les lieux. La seconde suivante, Tsistsis avait disparue comme avalée par le néant…
Déjà, mû par une brusque impulsion, Kamasis s’avançait résolument vers le centre de la dalle.
KEPPLER 16B
Exo-planète
La première sensation qui déferla sur les épaules nues de Tsistsis fut le froid polaire. Elle se retrouvait dans un lieu glacé et non pas chauffé comme annoncé par les opérateurs de la téléportation quantique.
Le corps couvert d’une intense chair de poule, les mains tremblantes, la jeune femme repéra un bouton lumineux placé à environ deux mètres de sa position. Difficile d’être précis en se trouvant ainsi plongé dans des ténèbres insondables.
Les doigts tendus en avant, Tsistsis avança à pas lent, tâtant le sol du pied pour anticiper les changements de niveau. Elle marchait sur une surface métallique glacée, sans doute la dalle du téléporteur. Hélas, même en quittant l’objet technologique, sa plante de pied ne trouva qu’un autre plancher de métal tout aussi froid que le précédent.
Une brève lueur dans son dos, indiqua à la jeune femme que le second voyageur parvenait à destination. Cet éclat lumineux permit également au capitaine de vaisseau de remarquer une sorte d’ample chemise suspendue à une patère proche. Sans réfléchir, Tsistsis s’en empara et enfila le vêtement.
Toujours dans le noir, le coéquipier à peine arrivé gémit une question :
— Qu’est-ce qui se passe ?
À la voix, la jeune femme reconnut sans mal Kamasis.
— Un instant, lança-t-elle.
Atteignant enfin le bouton lumineux, elle l’actionna.
Aussitôt, une forte lumière se répandit le long d’un haut plafond, extrayant enfin les lieux de leur gangue d’obscurité.
En tournant son attention vers Kamasis, Tsistsis vit un homme gras debout au milieu de la dalle de téléportation. Un court instant, les yeux féminins s’attardèrent sur le bras gauche presque entièrement tatoué, terminé par une main si couverte de signes qu’elle semblait glissée dans un gant. Elle comprit alors pourquoi l’exo-historien était demeuré ganté tout le long du voyage en vaisseau spatial.
À l’évidence pudique, Kamasis s’avança en grelottant, ses deux paumes placées en coupe devant son anatomie masculine afin de la dissimuler de son mieux. Tsistsis faillit pouffer de rire, mais se retint. En effet, à voir la morphologie dodue de son équipier, la jeune femme estimait qu’il y avait peu à cacher, car le ventre de son coéquipier recouvrait déjà une partie de ses attributs.
S’arrachant à la contemplation de l’homme, elle détailla des yeux l’environnement.
Elle et Kamasis se trouvaient dans une sorte d’énorme grotte, sans doute naturelle mais transformée artificiellement, au centre de laquelle était visible la dalle métallique, point « B » de réception des organismes téléportés. Dépassant à peine du sol, elle portait une série de nombres épousant sa courbure. Le long des parois, une grande quantité de formes rectangulaires indiquaient l’emplacement de machines et de systèmes divers. Regroupés dans une alcôve arrondie toute proche, des caisses transparentes paraissaient contenir des vêtements et d’autres équipements.
— Ici ! indiqua-t-elle de l’index.
Kamasis ne se fit pas prier pour se hâter en direction des boîtes.
Dans un scintillement de lumière, un nouveau voyageur prit contact avec la dure réalité des lieux. Tsistsis ne put s’empêcher de jeter un œil sur l’anatomie de Chul-Moo. Nulle comparaison possible entre les deux hommes présentement nus. Si le premier frôlait l’obésité, le second paraissait n’être constitué que de muscles et d’os, le tout magnifiquement bien disposé.
Néanmoins, la jeune femme s’intéressa bien vite aux instruments placés le long de la paroi. Habituée des vaisseaux dont les tableaux de bord ressemblaient beaucoup à certaines salles de commandes de bases planétaires, elle dénicha la zone dédiée au chauffage. Elle activa le mécanisme en le poussant au maximum.
Tournant de nouveau les yeux vers la dalle quantique, elle vit se matérialiser Mahayla. Après le corps massif de Chul-Moo, celui de la jeune femme à la peau noire paraissait tout à la fois délicat et très harmonieux, telle une antique déesse descendue sur Terre pour venir en aide à ses fidèles. Un simple regard circulaire sembla suffisant à Mahayla pour la renseigner sur la situation. Sans paraître mal à l’aise, c’est d’un pas rapide qu’elle se dirigea vers les caisses à matériel.
— L’ambiance sera médiévale, l’accueillit Kamasis désormais vêtu d’une longue chasuble de velours serrée sur sa large taille par une ceinture de soie.
En effet, les tenues disponibles dans les coffres étaient sans équivoque taillées pour se marier avec la population locale dont la civilisation n’avait pas encore atteint le stade industriel. Tout au plus des tenues complexes, mêlant métal et cuir, sortaient-elles du lot.
— Et l’armement aussi, appuya Chul-Moo, on dirait que cela a été récupéré dans un musée.
— À vue d’œil, acquiesça l’historien, ces armes sont des copies conformes de modèles ayant existés dans le passé de notre Terre. C’est plutôt étonnant, d’ailleurs, que les autochtones de cette planète utilisent ce genre d’équipement. Il est rare que l’évolution de l’armement suive ainsi les mêmes formes d’une galaxie à l’autre.
— Je pencherais plutôt pour une simple copie d’objets de notre histoire propre sans tenir compte des éléments disponibles ici, réfléchit Mahayla à haute voix.
Tandis qu’ils parlaient, Ras’lila arriva à son tour.
L’aventurière prit le temps d’observer les lieux, se retournant afin d’estimer un éventuel risque de danger, avant d’avancer vers ses partenaires dans l’alcôve abritant les habits. Les nombreux tatouages couvrant son corps athlétique formaient une sorte de tenue moulante. De loin, il était quasiment impossible de constater sa nudité.
Tsistsis estima que le chauffage de la salle en augmentait peu à peu la température. Même si celle-ci demeurait encore bien basse pour se sentir à l’aise. Par acquis de conscience, elle revint vers le tableau de commande.
Encore une fois, la lueur d’arrivée d’un voyageur lui fit tourner la tête par pur réflexe. Un rictus de mécontentement déforma les lèvres de Saevar lorsqu’il posa son regard sur les lieux. Puis, c’est en laissant son bras gauche pendre devant ses attributs masculins, qu’il se dirigea en maugréant vers le matériel mit à leur disposition.
Ras’lila commençait déjà à emplir un sac à dos avec plusieurs objets tels qu’une lanterne, une corde, un briquet à amadou, dans un mutisme complet.
— Comment s’y sont-ils pris pour acheminer tout ce matériel ici sans qu’aucun natif ne s’aperçoive de rien ? questionna soudain Mahayla. Si la téléportation fonctionne uniquement sur les organismes vivants.
— Sans doute un vaisseau dissimulé ou venu en pleine nuit, estima Tsistsis. Il doit être facile de cacher un ou deux atterrissages épisodiques.
Dans un brusque déluge de lumière apparut Lucilie. Son arrivée semblait orchestrée à la manière d’une intervention théâtrale. La jeune femme se tenait debout dans une posture qui se voulait sensuelle. Effet augmenté par sa longue chevelure d’un roux chatoyant formant une sorte de cape dans son dos. Même sa peau, si pâle qu’elle en devenait nacrée, ajoutait encore à la mise en scène. Un décor de cinéma aurait donné la même impression…
Nullement pudique, Lucilie avança d’une démarche souple vers ses coéquipiers sans chercher à dissimuler ses courbes. Parvenue devant les boîtes à habits, c’est à la manière d’une star devant un dressing particulièrement fourni qu’elle se mit à chipoter dans les tenues disponibles.
— Et à présent, que fait-on ?
La question venait de Chul-Moo. Le colosse commençait visiblement à s’impatienter. Il avait enfoncé son corps massif à l’intérieur d’une armure composée de plaques de métal recouvrant ses membres musculeux. Dans son dos dépassait la lame caractéristique d’une grande hache. Ainsi vêtu, il ressemblait à un chevalier des temps anciens.
— J’ai interrogé le vieil homme qui nous a conduit jusqu’au téléporteur, précisa Tsistsis. D’après lui, la demeure de Moschel se situe à moins de trois heures de marche d’ici. Dans un village placé au sommet d’une montagne proche. Il paraît que nous n’aurons aucune difficulté à le trouver. Il n’y en a aucun autre à des kilomètres à la ronde et un seul chemin y conduit.
— Suis-je le seul à trouver cette mission « enchevêtrée » ? souffla Saevar.
Il venait de mettre la main sur plusieurs armes à poudre noire.
— Bonne pioche ! s’écria Ras’lila.
Bientôt, la taille de l’aventurière se trouva-t-elle lestée par deux pistolets à silex, complétés par un long fusil qu’elle portait en bandoulière.
Saevar s’était équipé d’une autre arme longue, mais il la tenait à la main, prêt à s’en servir.
— Dommage, il y a bien peu de poudre disponible, souffla l’aventurière.
— En l’absence de ton partenaire de petite taille, il faudra recharger toi-même, fit remarquer Mahayla. Je préfère une arme plus maniable.
Se disant, elle s’empara d’une longue épée et d’un bouclier de métal.
— Nous devons tout de même suivre les ordres, conclut Lucilie en glissant une dague à sa ceinture cintrant sa taille fine désormais couverte d’un ensemble de cuir sombre garni de sangles.
Sans se concerter, les membres du groupe, désormais équipés, se dirigèrent vers l’unique voie d’accès permettant de quitter la grotte.
La sortie se trouvait matérialisée par un large vantail métallique flanqué d’une porte de taille humaine. Hélas, Ras’lila, la première parvenue devant ne parvint pas à l’ouvrir.
— Il y a quelque chose qui bloque de l’autre côté, prévint-elle.
Chul-Moo s’interposa. Il appliqua contre la porte toute la puissance de sa musculature. Le vantail de métal grinça en frottant contre un sol pierreux tout en repoussant en arrière une imposante masse claire. Cette dernière retomba en émettant un nuage pulvérulent, mélange de particules gelées au toucher.
Un brusque courant d’air polaire franchit le seuil en mugissant et repoussa les compagnons en arrière. De l’autre côté de l’issue, une étendue neigeuse attendait les voyageurs. À peine visibles, par contraste, des montagnes se découpaient sur un ciel grisâtre.
Une fois à l’air libre, ils purent mieux se rendre compte de la situation. Dans leur dos, la porte se mariait parfaitement avec l’environnement. À tel point qu’elle aurait été indécelable si elle n’avait pas été ouverte. Une large zone plane s’étendait sur une dizaine de mètres devant le seuil en question. Autour s’élevaient de hautes falaises couvertes de glace et de neige mêlées. L’horizon visible n’était que chaos de roches et montagnes escarpées.
Pourtant, cet aspect tourmenté céda la place à un autre lorsque les compagnons s’approchèrent du bord de la plate-forme sur laquelle ils se trouvaient. Un sentier naissait de là avant d’aller se perdre vers la vallée, slalomant entre paroi verticale et vide insondable.
— Une seule route, un seul choix, ricana Ras’lila tout en s’engageant le long de la voie à pas lents pour ne pas glisser sur les parties les plus verglacées.
Aucun d’entre eux n’ayant une meilleure idée, le reste du groupe suivi le mouvement, excepté Tsistsis.
Pétrie de respect de l’énergie via son existence à bord d’un vaisseau spatial, la jeune femme retourna rapidement en arrière. Elle alla éteindre la lumière et le chauffage dans la base avant d’emboîter le pas à ses partenaires de missions, non sans avoir oublié de refermer la porte de métal derrière elle…
Hazrat Hoja’Hisam
Cicérone
Le paysage s’avérait grandiose comme seuls peuvent l’être des lieux demeurés vierges, car préservés de par leur éloignement des membres de l’espèce humaine. La neige et sa consœur la glace étaient visibles partout, même sur le sentier serpentant le long de la paroi. Cependant, impossible pour les membres du groupe de déterminer s’ils se trouvaient en hiver ou si ce froid caractérisait le climat habituel de la région en particulier, voire de la planète en général.
Au détour d’un méandre de la route, les compagnons arrivèrent en vue d’une petite bâtisse. Sans aucun doute construite dans un renfoncement ou une grotte, la construction dépassait à peine de la falaise. Une minuscule fenêtre flanquait une porte de bois brut. D’une courte cheminée s’élevait une volute de fumée bleutée.
La voie passant entre le mur et le vide, les voyageurs n’avaient d’autre choix que de s’approcher de la demeure. De plus, un peu de chaleur les attirait fortement. Après tout, malgré leur existence hors du commun, ils n’avaient guère l’habitude d’affronter un tel climat avec des habits moyenâgeux.
Ils franchissaient à peine le dernier tournant de la route que la porte s’ouvrait dans un grincement. Un homme parut sur le seuil. Il portait une longue robe couleur azur et un turban épais couvrait sa tête, dissimulant ses traits. Il éleva sa dextre, paume tournée vers les nouveaux arrivants en signe universel de paix. Sa main gauche en profita pour rejeter en arrière son chèche, dévoilant un visage anguleux aux yeux étrécis. Sa joue, sa tempe et la partie gauche de son front s’ornaient d’un long tatouage écarlate représentant un motif stylisé. Peut-être une décoration tribale, bien qu’aucun membre du groupe ne connaissait assez les mœurs de la planète pour émettre un jugement. Ajoutant à l’aspect insolite, la peau de l’homme présentait une couleur orangée mêlée de rouge.
L’individu laissa retomber ses mains et attendit, immobile, l’approche de ses hôtes.
— Murakeza ! s’écria-t-il soudain. Mon Mentor, Moschel, avait raison, comme toujours, commença-t-il en souriant. Il l’avait prédit.
— Quoi donc ? ne put s’empêcher de demander Ras’lila, toujours en tête.
— Il avait annoncé : si un jour il m’arrive malheur, des envoyés des Dieux descendront la voie interdite, tu devras les conduire jusqu’à ma dépouille charnelle…
— Vous parlez fort bien notre langue, le félicita Mahayla.
— Mon Mentor m’a appris le verbe des envoyés divins, expliqua l’homme.
— Vous êtes ? questionna Saevar.
— Mon nom usuel est Hazrat Hoja’Hisam, pour vous servir, envoyés des Dieux porteurs de bâtons à feu.
L’homme effectua un salut respectueux en direction des nouveaux venus.
— Vous attendez depuis longtemps ? s’enquit Kamasis.
— Le troisième crépuscule arrive ce soir, répondit l’individu.
— Je doute de pouvoir tirer quelque chose de la dépouille après tant de jours, murmura Mahayla.
— Il fait froid, ici, rappela Ras’lila sur le même ton.
— Pourquoi n’êtes-vous pas venu à notre rencontre ? demanda Saevar.
— Ce chemin est nommé voie interdite dans ma langue, s’expliqua leur guide. Nul ne peut y cheminer à part les Dieux. Je devais rester ici à vous attendre pour vous servir.
— En ce cas, puisque c’est là votre tâche, guidez-nous donc vers la dépouille de Moschel, proposa Lucilie.
— Ne souhaitez-vous pas consommer un liquide chaud, avant ?
— Riche idée ! le félicita Kamasis.
Quelques minutes plus tard, le groupe profitait du confort spartiate de la petite bâtisse.
Cette dernière possédait une unique pièce taillée en partie dans la pierre de la falaise. Une table et quelques chaises, placées devant un âtre crépitant, y côtoyait un modeste grabat recouvert d’une peau d’animal. Dans la cheminée, un récipient argenté placé contre les flammes bouillonnait d’un liquide couleur d’airain.
La main enroulée par un pan de son habit, leur hôte sortit le contenant de métal du feu avant de remplir plusieurs petits verres en terre cuite. Les visiteurs apprécièrent bien vite le réconfort offert par le liquide chaud, une sorte de thé, plutôt corsé.
Après ce court repos destiné à les réchauffer, les voyageurs sollicitèrent de nouveau leur cicérone.
Aussi docile qu’un vulgaire valet de chambre, le dénommé Hazrat Hoja’Hisam rangea rapidement les ustensiles avant de s’emparer d’un long bâton de marche. Ensuite, il s’engagea vers le chemin descendant vers la vallée.
— Le village n’est-il pas sur une hauteur ? s’étonna Lucilie.
— Si fait, Déesse aux cheveux de feu, répliqua leur cicérone d’une voix courtoise. Mais il faut atteindre le croisement des pistes pour obliquer vers Chereniho.
Les compagnons s’entre-regardèrent en réalisant qu’ils ne connaissaient même pas le nom du bourg avant que leur hôte ne l’indique.
— Est-ce loin ? interrogea Kamasis.
— À peine quelques shar’gals de marche, assura Hazrat.
Réponse peu satisfaisante pour les voyageurs, car aucun ne connaissait l’équivalence de temps correspondante à cette unité de mesure inconnue à leurs yeux.
— Nous y serons avant la nuit, reprit-il en avançant du pas rapide conféré par la connaissance de la région.
Placés en milieu de convoi, Saevar et Ras’lila échangèrent quelques mots à voix basse pour ne pas être entendus par leur cicérone.
— L’allusion aux bâtons à feu semble indiquer qu’ils ne connaissent pas les fusils, fit remarquer l’homme.
— En effet, ce qui nous assure une certaine supériorité en cas d’attaque, assura l’aventurière.
— Peut-être n’auriez-vous pas dû vous équiper ainsi, marmonna Tsistsis.
— Méfiez-vous tout de même, prévint Mahayla. Ils ont sans doute d’autres armes.
— Nous verrons bien, conclut Ras’lila.
Moins de deux heures plus tard, le groupe atteignait une zone assez dégagée comme un pré recouvert de neige hivernale. Au milieu se dressait une sorte de poteau indicateur désignant trois directions. Les voyageurs arrivaient de la voie la plus au Nord. Celle du Sud poursuivait sa descente vers une vallée recouverte de brume ou de nuages bas. Enfin, celle de l’Est remontait vers les sommets.
Seul bémol en travers de leur route, un gigantesque animal paraissait hésiter sur le chemin à suivre. Plus grand qu’un éléphant Terrien, la créature en question ressemblait à un pachyderme à cause de ses longues défenses dépassant de part et d’autre de sa gueule. L’analogie s’arrêtait là, néanmoins. En effet, les cornes étaient plus courtes et bien moins recourbées. Une plaque osseuse couvrait le front de la créature, plongeant dans l’ombre les yeux orangés. Enfin, une épaisse pilosité bleutée couvrait l’ensemble du corps massif dont les pattes ressemblaient à des troncs d’arbres terminés par d’épais ongles jaunâtres. Le poids de la bête paraissait concordant avec sa taille car ses extrémités s’enfonçaient profondément dans la neige à chacun de ses pas.
— Aucun danger, garantit Hazrat. Le Zulgorx n’est pas agressif s’il ne se sent pas menacé.
Montrant l’exemple, le cicérone du groupe poursuivit sa marche sans ralentir. En contre-bas, la créature tourna la tête dans la direction des nouveaux arrivants sans donner l’impression de s’en soucier.
La distance entre eux se raccourci peu à peu sans que le Zulgorx ne fasse mine d’attaquer. Il semblait plutôt désorienté. Sa tête se balançait comme s’il réfléchissait à la conduite à tenir.
— Chereniho est dans cette direction, affirma Hazrat en désignant de sa main tendue le chemin grimpant vers l’Est.
Saevar sursauta en discernant, du coin de l’œil, un éclat bref dans le dos de l’animal. Par pur instinct, il releva le canon de son fusil. Pourtant, son index n’avait pas encore frôlé le pontet que le Zulgorx poussait un grondement de mauvais augure. L’instant suivant, il chargeait le groupe !
Saevar lança un cri d’avertissement. Tsistsis et Mahayla réagirent aussitôt. Tous deux s’étaient munis d’épées et la femme légiste portait, en outre, un bouclier. Avec Chul-Moo, ils étaient également ceux les mieux protégés par des armures rigides de métal et de cuir. Le forgeron emboîta le pas à ses compagnons de sa démarche lourde, sa hache déjà prête à frapper.
Tandis que le trio s’élançait en avant pour se placer entre l’animal et le groupe, Saevar épaula son arme à feu, imité en cela par Ras’lila. Au moment où les deux tirs claquaient sur la zone montagneuse, la voix de leur cicérone leur parvint, une seconde trop tard.
— Non, Zulgorx déteste tonnerre.
C’est alors que l’impensable advint. Dans un rugissement de monstre d’un autre temps, la créature se dressa sur ses pattes de derrière tout en subissant une incroyable transformation. De l’extrémité de ses pattes avant jaillirent de longues griffes acérées tandis qu’une impressionnante gueule garnie de dents saillait soudain de l’épaisse toison céruléenne. Dans le même temps, les défenses parurent plus longues, de même que la plaque osseuse donnait l’impression de se déployer à la manière d’une collerette de saurien géant.
Malgré l’échec apparent de son précédent tir de fusil, Ras’lila dégaina ses deux pistolets à silex et fit feu. Hélas ! comme précédemment, les projectiles disparurent au sein de la fourrure bleutée sans sembler blesser l’animal devenu monstrueux.
Demeurés en retrait, Lucilie, Hazrat, et Kamasis se tenaient immobiles. L’historien hésitait à utiliser les pouvoirs octroyés par les tatouages tracés sur sa main et son bras. Certes, au fil de ses expérimentations, il était parvenu à quelques réussites offensives. Cependant, la dépense physique comme psychique d’une telle action risquait de le laisser pantelant, affaibli comme après une course. Aussi préférait-il attendre l’évolution de l’affrontement entre les combattants avant de se décider.
À cet instant, Mahayla encaissa une puissante charge de leur ennemi. Un coup de corne qui frappa dans son bouclier de métal. L’attaque la fit reculer d’un bon mètre. Si la femme légiste chancela un instant, ébranlée dans tout son organisme, elle parvint à se maintenir debout.
Profitant que l’animal soit ainsi occupé, Chul-Moo et Tsistsis frappèrent de concert, sans que leurs armes tranchantes ne semblent capables de franchir la barrière du pelage bleuté aussi épais qu’une cuirasse matelassée.
La créature se retourna vers le forgeron et le projeta en arrière d’un coup de griffes. Malgré sa taille et son poids, le colosse alla rouler à plus de quatre mètres de distance. Par chance, son armure de métal fut suffisante pour le prémunir de blessure. Cependant, dès qu’elle vit l’homme à terre, la bête s’élança dans l’évidente intention d’embrocher, voire de piétiner, son ennemi humain.
Lucilie fit alors un mouvement fluide de la main. Kamasis eut le temps de discerner un reflet de métal. Après une trajectoire parfaite, l’objet en question s’enfonça dans l’œil de la créature. Cette dernière beugla de douleur en tournant son poitrail volumineux en direction de son attaquante. Saevar et Ras’lila venaient de terminer de recharger leurs longs fusils. Ils virent tous deux là l’occasion rêvée de tirer.
Les deux projectiles touchèrent en même temps le cou du monstre visible sous l’épaisse tête. Un point de son anatomie paraissant moins protégé que le reste de son corps. Par chance ou de par leur habileté au tir, le double impact fut d’une efficacité manifeste. En effet, l’animal bascula en avant, s’étalant de toute sa taille au sol où il s’immobilisa dans un râle de moribond.
Le combat achevé, chacun reprit peu à peu son souffle.
— Curieux, commenta Hazrat d’une voix altérée. Zulgorx pas farouche, d’habitude, il n’attaque pas sans raison…
— Quelqu’un là rendu ainsi, affirma Ras’lila en montrant du doigt un point précis dans le dos velu.
Stupéfaits, les compagnons virent une longue flèche empênée de rouge enfoncée dans la chair de la créature cornue.
Aussitôt, les yeux se tournèrent sur les alentours. En pure perte car aucun ennemi n’était visible. Certes, les caches ne manquaient pas dans ces lieux escarpés et en partie couverts de buissons alourdis de neige. Néanmoins, les membres du groupe ne se sentaient pas épiés. Le ou les individus qui avaient blessé le Zulgorx n’étaient plus à proximité.
Ne pouvant apporter des réponses à leurs questions, ils convinrent de poursuivre leur route en direction de Chereniho.
Avant de partir, Ras’lila tendit un poignard à Lucilie.
— Prends, débuta-t-elle. Puisque tu as perdu le tien…
La jeune femme tourna ses yeux clairs vers la dépouille du Zulgorx. C’était indéniable, son arme ne pouvait être récupérée, ayant entièrement disparue dans le crâne massif, sous la plaque osseuse. Refaisant face à son équipière de mission, elle la remercia d’un signe de tête tout en glissant la dague à sa ceinture.
CHERENIHO
Hameau
Le sentier en pente raide les conduisit vers les hauteurs jusqu’à une zone presque horizontale sur laquelle s’élevait un petit village de montagne reconnaissable à ses demeures basses aux toits placés dans le prolongement des pentes. De fait, la neige aidant, les maisons se confondaient avec leur environnement dans un décor harmonieux.
Sans ralentir son pas, Hazrat conduisit le groupe vers la première bâtisse, à distance des autres maisons. Dressée entre le sentier et le vide de la falaise proche, ses fenêtres donnaient directement vers la vallée. Le guide ouvrit la porte à l’aide d’une clé prise dans la bourse lestant sa ceinture. Il s’effaça ensuite pour laisser entrer les voyageurs.
Ces derniers pénétrèrent dans une vaste pièce livrée au froid extérieur. Et pour cause, un pan entier de mur s’avérait manquant. En fait, la paroi donnant directement sur la falaise avait été une large baie vitrée désormais brisée comme le témoignait les nombreux débris scintillant éparpillés. Entre elle et la porte d’entrée, un désordre indescriptible régnait en maître absolu des lieux. Au centre, une partie du sol manquait comme en témoignaient les lames de plancher brisées et recourbées vers le haut. Enfin, si une bibliothèque se maintenait debout contre la paroi Nord, les autres meubles avaient été réduits en miettes. Leur contenu jonchait le sol comme après un ouragan.
— N’avancez plus ! ordonna Mahayla. Il ne faut pas bouger le corps pour ne pas effacer les rares indices qui subsistent peut-être encore.
Suivant son index tendu, les membres du groupe repérèrent le cadavre de Moschel. En partie dissimulé derrière une table renversée, l’homme reposait sur le ventre, dans une large mare de sang depuis longtemps coagulé.
— Le froid a conservé le corps, analysa Mahayla. C’est une chance après tout ce temps écoulé…
Tout en parlant, la jeune femme se déplaçait à pas lents dans la pièce. Son regard inquisiteur balayait chaque objet. Ses sens exacerbés par l’expérience analysaient les lieux du crime à la manière d’une policière de la section scientifique.
— Qu’y avait-il au sol ? demanda Lucilie en se tournant vers leur cicérone.
— Un disque en métal, répondit Hazrat. Mon Mentor passait souvent des heures à l’astiquer. Il portait plusieurs symboles divins rayonnant à partir de son centre. Un objet unique !
— Et dans cette zone ? s’enquit Chul-Moo.
Le colosse désignait un amoncellement localisé de morceaux de bois. Entre ce tas et la partie manquante du sol semblait courir une étroite tranchée déchirant les lames du plancher.
— Une armoire que mon Mentor n’ouvrait jamais, affirma Hazrat.
— Sans doute le générateur pour le téléporteur, supposa Kamasis.
— Je ne comprends pas ces mots, avoua le guide.
— Et cette vitre détruite, continua Saevar. La façade donne directement sur la falaise, sans corniche. Comment un individu a-t-il pu passer par ici ?
— Regarde cette trace, là, conseilla Tsistsis. On dirait une patte…
En effet, au plus près de la paroi brisée, une large marque se trouvait visible dans la neige amoncelée, désormais congelée. Une créature avait laissé une large empreinte à trois doigts. Celle-ci ressemblait à celle d’un poulet démesuré ou d’un lézard digne de figurer dans un recueil de préhistoire Terrienne.
— Et celle-là, désigna Saevar.
Le point précis en question rappelait la forme de doigts s’étant enfoncé dans le bois du plancher aussi facilement que dans de la terre. Un fait étrange en soi, rendu plus singulier encore dans la mesure où la trace en question supposait une main disproportionnée par rapport au standard humain. Seul un géant de légende avait pu laisser une telle marque.
Tandis que ses coéquipiers détaillaient les lieux sans bouger, Mahayla avait observé un long moment le corps sans vie. Ensuite, elle s’était redressé pour s’approcher de l’unique bibliothèque encore debout. Là, elle se saisit d’un lourd livre, sans hésitation. Elle revint alors vers ses compagnons tout en tournant les pages du tome.
— Alors ? ne put se retenir de demander Lucilie.
— Il nous a laissé une indication, affirma Mahayla.
— Qui ça, le mort ? sursauta Ras’lila.
— Oui, confirma Mahayla. Il est visible qu’il s’est déplacé avant de rendre l’âme. Il a apposé son empreinte sanglante dans la direction de la bibliothèque, puis sur la couverture de ce livre. Kamasis, tu saurais déchiffrer cet idiome ?
Étonné que la jeune femme lui confie le lourd tome, l’historien faillit le laisser tomber tant à cause du poids de l’objet que sous le coup de la surprise. Il plongea ses yeux sur la double page ouverte et comprit la demande de l’experte. Un long texte rédigé avec une écriture cursive recouvrait une grande partie de la feuille en vélin. Et, en effet, le langage utilisé était ancien, bien qu’étonnamment proche d’un autre idiome bien connu de Kamasis.
— C’est plutôt étrange de trouver un individu capable d’écrire ainsi, affirma l’homme en s’asseyant sur une chaise ayant survécu au saccage de la pièce. Cette langue n’est plus parlée depuis des éons.
— Tu arrives à la lire ? interrogea Lucilie.
— Oui, assura Kamasis. Néanmoins, il me faudra sans doute un moment pour le faire.
— Ce n’est pas plus mal, affirma Mahayla. Je dois réaliser une autopsie pour déterminer les causes de sa mort.
De l’index, elle désignait le cadavre.
— Hazrat, reprit-elle. Y a-t-il un endroit où je puisse travailler tranquillement ? La maison d’un médecin, par exemple.
Leur guide local secoua la tête en guise de négation.
— Non. Mais je connais assez les habitants, je pourrais sans doute les convaincre de nous héberger pour la nuit. Peut-être dans un endroit assez grand pour vous permettre d’y dormir et d’y… travailler… Attendez-moi, je reviens vite !
— Vous n’avez pas de maison ici ? s’étonna Lucilie. Pourtant, Moschel n’était-il pas ton mentor ?
— Si fait ! répondit Hazrat déjà sur le seuil. Toutefois, je ne suis pas originaire de ce village. Je suis venu pour suivre son enseignement.
— Je vous accompagne, décida la jeune femme. Vous pourrez ainsi m’en dire plus.
Le cicérone parut ressentir une brève hésitation. Émotion vite réprimée, car il sourit de toutes ses dents avant d’indiquer l’extérieur d’un signe de la main :
— Allons-y.
Lucilie le précéda et il lui emboîta le pas.
Ras’lila grommela après leur départ. Son visage tatoué se plissait en une étrange moue.
— Il me paraît trop poli pour être honnête, celui-là, émit-elle peut-être plus pour elle-même qu’à destination des autres.
— Je suis assez d’accord, appuya Saevar. Trop obséquieux.
— Gardons-le à l’œil, approuva Chul-Moo.
Alors que la nuit glaciale pesait de tout son poids sur la région d’altitude, le groupe discutait autour d’un large feu.
Les compagnons se trouvaient dans une vaste demeure ressemblant plus à une salle des fêtes qu’à une maison. Plus tôt, Hazrat était revenu avec Lucilie en annonçant que le chef du village acceptait de les loger dans ce que les autochtones appelaient la Magaula. Une sorte de hangar prévu pour les banquets comme pour les rassemblements officiels, les jugements, par exemple. Un foyer central, placé sous une ouverture du toit, permettait d’apporter un semblant de chaleur dans le vaste édifice tout en longueur.
Un lieu qui semblait au moins convenir à Mahayla et à Kamasis.
Assistée par Lucilie, la femme à la peau noire s’affairait sur le cadavre placé sur une table à l’extrémité de la demeure dans une longue autopsie pratiquée avec les instruments glanés chez les villageois par Hazrat.
Quant à l’historien, assis tout contre une épaisse bougie positionnée sur une caisse de bois, il se trouvait plongé dans la lecture du lourd livre écrit à la main. Il avait déniché une racine noire qu’il mâchouillait tout en parcourant des yeux le contenu de l’ouvrage. Cela paraissait le fasciner.
Assis en tailleur à moins d’un mètre du feu, Chul-Moo utilisait une pierre pour aiguiser la double lame de sa grande hache. Durant leur court périple en montagne, le forgeron avait déniché un bloc naturel s’apparentant au grès. Son coup de main témoignait de l’expert en la matière. De fait, son arme devenait de plus en plus tranchante au fur et à mesure de son action.
Près de lui, Saevar et Ras’lila s’affrontaient en une longue partie de dés improvisés avec de petits morceaux de bois découpés en cubes irréguliers. En l’absence d’argent, ils misaient des cailloux et des lambeaux d’écorces selon une unité de correspondance connue d’eux seuls. Ce petit jeu les occupaient, incapables qu’ils étaient de demeurer inactifs.
À l’indifférence générale, Tsistsis n’était visible nulle part.
LYRYAN
Fanatique
Après une nuit d’un sommeil bien mérité, les membres du groupe furent rejoins par Hazrat et se rassemblèrent autour de Mahayla et de Kamasis.
— L’autopsie a surtout révélé les causes du décès, affirmait la jeune femme légiste. Une arme, plutôt longue, dotée d’une lame barbelée ou crantée, à n’en pas douter. Une arme d’assassin, si je puis me permettre, conçue pour infliger un maximum de dommage aux tissus organiques. Sans doute aussi capable de causer une importante hémorragie. Ceci dit, en dehors de cela, aucune trace de lutte, de coups portés, ni d’autres traumas. C’est comme si le dénommé Moschel avait côtoyé son meurtrier sans se méfier de lui ou pire, en sachant à l’avance que sa dernière heure était arrivée.
— Ce type d’arme vous inspire-t-il une réflexion ? interrogea Chul-Moo de sa grosse voix.
— Rien de précis, avoua Hazrat.
— Et de ton côté, Kamasis ? demanda Lucilie. Des informations dans le livre ?
— Oui, en effet, confirma l’historien en ouvrant le tome sur ses genoux. Écoutez !
Son doigt boudiné courut sur les pages couvertes d’écriture.
— Ce texte fait référence à un courant de pensées, peut-être religieux, mais surtout rebelle ! Un groupe d’individus semble opposé à l’exploitation de leur monde par des entités supposées divines. Même si ladite utilisation de leur sol se fait sur l’hémisphère inhabité. Je vous passe les détails…
Il tourna plusieurs pages avant de reprendre :
— Bref, ce corpuscule est dirigé par un certain Lesath qui a pris le surnom de Lyryan. Il fomente une rébellion et envisage de chasser les Dieux de son monde. Pour cela, ses gens veulent libérer les démons vivant dans… La traduction est bizarre. La plus proche serait : anneaux-vortex ou tourbillons de l’Éther…
— Quel charabia ! grommela Ras’lila.
— Pas tout à fait, réfuta Kamasis. Il s’agit là d’une antique théorie Terrienne. Ce que nos ancêtres appelaient la physique classique avant le relativisme. L’Éther était imaginé comme un milieu emplissant le vide de l’espace. À cette époque, on parlait de nœud ou de tourbillons reliant les éléments chimiques constituant la matière.
— Nous nous éloignons du sujet ! prévint Tsistsis.
La jeune femme toujours engoncée dans son apparence masculine arborait des traits tirés par la fatigue. Elle était en partie allongée contre le tas de bois de chauffage, les jambes allongées devant elle.
— En effet, reprit l’historien. Cependant, le texte n’en dit guère plus. Le groupe dissident dont il est question s’emploie à ouvrir une brèche dans la réalité afin de libérer des créatures vivant dans cet Éther. Ils prévoient ensuite que cette armée inhumaine boutera les envahisseurs hors de leur planète natale.
— Est-ce qu’il est dit où ? sollicita Mahayla.
— Dans un lieu souterrain nommé l’Antre de Moho… Curieux, non ?
— Qu’est-ce qui est curieux ? releva Saevar.
— Il s’agit encore d’un terme antique, pour nous, mais incongru ici, assura Kamasis. Parmi les archives Terrienne, on trouve parfois une allusion à une discontinuité physicochimique nommée « de Mohorovičić ». Un nom si long qu’il a été abrégé en « Moho ». C’est la limite entre la croûte terrestre et le manteau supérieur de la Terre. Ensuite, c’est la roche magmatique…
— Peut-être que les autochtones de cette planète sont d’anciens pionniers Terriens, proposa Lucilie.
— Est-ce que ce lieu existe ? s’enquit Ras’lila auprès de leur guide silencieux.
— Si fait, attesta Hazrat.
— C’est loin ? demanda Chul-Moo.
— Nous pouvons y être à la nuit tombée, assura leur cicérone.
— Qu’en pensez-vous ? s’enquit Lucilie.
— Nous sommes ici pour lever le voile sur la mort de Moschel, rappela Mahayla. Il nous faut donc agir.
— En route alors ! ordonna Tsistsis. Inutile de perdre plus de temps.
Sans autre discussion, les membres du groupe précédèrent Hazrat en direction de l’extérieur du bâtiment. Ils durent s’arrêter net !
Dans les premières lueurs du matin, une foule attendait devant les portes de la Magaula. Les gens en question arboraient des fourches, quelques épées, et une poignée d’arcs. Toutes les armes étaient prêtes à l’emploi.
— Qu’y a-t-il ? questionna Chul-Moo.
Un membre du groupe armé fit un pas en avant. Il était presque aussi grand et costaux que son interlocuteur :
— Qui vous fait croire que vous êtes les bienvenus ici ? cria-t-il.
Un murmure d’approbation jaillit de la foule armée.
— Qui nous fait savoir que nous ne le sommes pas ? intervint Ras’lila en s’avançant.
— Mon nom est Hamal Hassaleh, se dévoila le meneur. Je représente les intérêts des villageois de Chereniho, en particulier, et de notre planète, en général. Vous n’êtes pas les bienvenus !
— Le chef du village a pourtant accepté de nous loger ici, rappela Lucilie.
— Par crainte de vos bâtons à feu sans doute !
— Je n’ai pourtant pas souvenance de l’avoir menacé, fit remarquer la rousse. Je n’avais même pas d’arme lorsque je l’ai rencontré.
— Qu’importe ! s’emporta le nommé Hamal. Partez immédiatement ! Quittez cette planète par le chemin d’où vous êtes venus ! Quel qu’il puisse être.
— Et si nous refusons ? prévint Ras’lila.
— Vous ne partirez pas vivants d’ici !
— Je prends le pari, indiqua Chul-Moo en se positionnant à côté de la femme tatouée.
— J’en suis ! ajouta Tsistsis tout en faisant un pas en avant.
— À votre guise, attaq…
Le meneur ne put poursuivre. Plus rapide qu’un cobra, Ras’lila venait de faire parler ses deux pistolets. Les projectiles emportèrent une partie du visage du dénommé Hamal.
Hélas, la mort de leur chef ne parut pas déstabiliser les membres de la foule. Bien au contraire. La seconde suivante, une mêlée sauvage s’engagea sur le parvis du bâtiment.
Certes, les villageois étaient déterminés, toutefois, ils ne pouvaient rivaliser avec un groupe rompu au maniement des armes, même antiques, de par leur existence mouvementée. Les premiers attaquants tombèrent si vite que les suivants hésitèrent. En moins de temps qu’il ne l’aurait fallu pour décrire la scène, l’affrontement prit fin, faute de combattant.
Malgré leurs blessures, les plus chanceux détalèrent à la manière de lapins pour aller se terrer dans leurs demeures. Les autres demeurèrent au sol, fauchés par la mort.
— Quel gâchis, murmura Mahayla, visiblement émue de ce carnage.
— Il faut parfois juguler la violence par la violence, laissa tomber Kamasis.
Désormais à court de munitions et de poudre noire, Ras’lila s’équipa d’une épée tandis que Saevar récupérait un arc et des flèches abandonnés par leurs propriétaires décédés ou en fuite.
C’est les mains sanglantes et le cœur serré que les membres du groupe quittèrent le village, de nouveau à l’assaut du même sentier par lequel ils étaient arrivés.
MOHO
Repaire
Le soleil enflammait les sommets des montagnes lorsque les voyageurs parvinrent en vue d’une large entrée de grotte s’enfonçant dans les profondeurs du sol. Après quelques mètres, le tunnel s’inclinait rapidement avant de disparaître dans les ténèbres.
— Cela ne me dit rien qui vaille, frémit Kamasis.
— Heureusement que j’ai trouvé une lanterne dans la base d’arrivée, se félicita Ras’lila en cherchant dans son sac à dos.
— Quelle est la profondeur ? questionna Mahayla.
Hazrat secoua la tête en signe d’ignorance.
— Personne ne vient jamais ici, précisa-t-il. Ce lieu est dangereux et interdit pour les miens, les démons y vivent.
— Bon, tout va bien, alors, ricana Chul-Moo.
— Oui, allons-y ! lança Tsistsis.
Montrant l’exemple, la femme pilote s’engagea avec résolution dans le passage creusé à même la roche. Ras’lila la suivait, élevant à bout de bras sa lanterne.
— Le plafond semble instable, nota Saevar en désignant l’ogive naturelle surplombant l’entrée. Il ne faudrait pas beaucoup pour que tout s’écroule sur plusieurs mètres.
À son grand regret, personne ne parut se soucier de ses craintes.
Bientôt, les coéquipiers progressèrent dans une obscurité sans faille à peine repoussée par le falot. Chacun touchait d’une main l’une des parois et de l’autre celui le précédant. Tsistsis se trouvait en tête et Hazrat fermait la marche.
Soudain, après un tournant de la galerie, une lueur plus forte que la leur fut visible à quelques centaines de mètres. Avec ce point de repère, leur avancée en fut facilitée. Au fur et à mesure que la distance s’amenuisait, les lieux devenaient plus distincts. Par souci de discrétion, la baroudeuse éteignit sa lanterne.
Sur le conseil de Tsistsis, les membres du groupe se regroupèrent à l’abri d’un amoncellement de roches. Après un court conciliabule à voix basse, il fut décidé d’envoyer Lucilie en reconnaissance. La jeune femme s’était portée volontaire et les compagnons comprirent vite pourquoi.
Les mouvements de l’espionne s’avéraient aussi silencieux que ceux d’un félin. En un temps ridiculement court, elle revint vers ses compagnons puis les guida vers une autre cachette, bien meilleure pour détailler des yeux l’endroit éclairé.
Une vaste grotte naturelle se trouvait baignée dans les feux dantesques d’un puits empli d’un magma bouillonnant formant le centre de la caverne. Autour de ce gouffre infernal se tenait un grand nombre de personnes paraissant captivés par un point précis des lieux. Elles regardaient toutes un individu placé devant une bien étrange réunion.
Quatre énormes géants à la peau olivâtre, aux membres ressemblant à des troncs rugueux, soutenaient horizontalement un grand disque métallique. Au-dessus de ce dernier, un incroyable oiseau à l’envergure démesurée tenait entre ses griffes monumentales une autre dalle. Visiblement, le volatile luttait pour maintenir les deux disques à une distance précise.
L’individu debout au-devant des cinq créatures bougeait les bras tandis qu’il donnait l’impression de les guider de la voix et des gestes. De manière sporadique, un arc électrique se créait entre les deux plaques métalliques. Les voyageurs aperçurent alors plusieurs boîtiers proches et raccordés via des câbles aux deux éléments manufacturés.
— Qu’est-ce que c’est que ce cirque ? tiqua Chul-Moo.
— Ce sont deux dalles de téléportation quantiques, affirma Lucilie.
— Ils veulent surcharger le système, comprit Mahayla.
— Ce qui pourrait provoquer une catastrophe, supposa Tsistsis.
— Plutôt libérer ces fameux monstres de l’Éther, conclut Kamasis.
— Où ont-ils trouvé le deuxième téléporteur ? s’étonna Saevar.
— Il faut les en empêcher ! laissa tomber Lucilie sans paraître avoir entendu la question.
— Ils sont loin, prévint Chul-Moo. Et nombreux. Nous aurons du mal à atteindre le maître de cette cérémonie avant d’être attaqué.
— Saevar ? reprit Ras’lila. Te sens-tu capable de le toucher avec une flèche ?
L’interpellé estima la distance d’un œil avisé. Il fit claquer sa langue avant de répondre :
— Un peu éloigné, c’est un fait. Toutefois, dans un tel espace clos, ce n’est pas le vent qui dérangera mon tir. Je peux tenter.
— Autant essayer cela, confirma Lucilie.
— Cela ne sera pas pire qu’une attaque frontale, reprit Chul-Moo.
— Notre position sera facile à défendre, au moins, assura Ras’lila.
La décision semblant prise, Saevar prit son arc et y encocha une flèche. Il se concentra en fermant un œil. De l’autre côté du puits magmatique, l’individu dirigeant la manœuvre poursuivait sa gestuelle complexe. Assez grand, il présentait une cible aisée à toucher. L’archer bloqua sa respiration lorsque, dans son esprit, la pointe de son trait ne forma plus qu’un avec sa cible.
Hélas ! une violente douleur dans les reins le fit sursauter. Déséquilibrée, la flèche se perdit au plafond où elle généra un bruit en ricochant entre les stalactites.
Éberlués, les membres du groupe virent la lame ensanglantée d’un poignard s’extraire des chairs de Saevar. La main qui tenait l’arme ne tremblait pas malgré la longue manche maculée de liquide vital. D’une seule voix, les voyageurs crièrent le nom de l’attaquant :
— Hazrat !
Profitant de la stupeur générale, leur guide s’élança au travers du groupe. D’un large mouvement de son bras armé, il se fraya un passage avant de bondir en avant. Tout en se rapprochant des gens présents dans la grotte, il hurlait des mises en garde :
— Ils sont là ! Les envoyés des Dieux doivent mourir ! Je les ai conduits ici pour qu’ils…
Dans un râle d’agonie, le traître nommé Hazrat Hoja’Hisam s’écroula en avant, directement dans le puits rougeoyant. Avant sa disparition, les membres du groupe avaient eu le temps d’entrapercevoir la longue flèche à l’empennage sombre qui avait traversé la gorge du fuyard. Malgré sa blessure, le sang saturé d’adrénaline, Saevar avait décoché un second trait, mortellement précis, cette fois.
La joie de voir leur coéquipier toujours debout fut de courte durée, car, déjà, la foule présente dans la grotte se dressait entre les visiteurs et l’individu commandant aux cinq créatures. Dans un cri particulièrement inhumain, le maître de cérémonie leva les bras vers le ciel au moment où les deux plaques métalliques se couvraient d’étincelles. Une explosion glaciale jeta à terre toutes les personnes présentes. À la même seconde, un étrange maelstrom s’ouvrait à l’emplacement exact des objets de téléportation. Engloutissant par la même occasion les géants et le volatile incroyables.
Avant que quiconque ne parvienne à se relever, une vision d’horreur pétrifia les plus endurcis. Une masse aussi sombre que du naphte se déversa dans la grotte. Tel un agglomérat de plusieurs créatures aux chairs fondues entre elles, la chose noire arborait une quantité incalculable d’yeux inhumains et de bouches avides. D’un peu partout dans l’amas jaillissaient de longs tentacules terminés par des mains griffues dignes de démons. Cette innommable entité venue d’ailleurs recouvrit en un instant le puits livré aux flammes du magma. Contre toute attente, elle étouffa la zone ignée aussi simplement qu’un éteignoir utilisé sur une chandelle.
Certes, la première conséquence de cela fut le retour de l’obscurité souterraine. Cependant, la disparition, même uniquement optique, de la vision de cauchemar libéra les spectateurs de leur immobilité épouvantée.
Libérant leur instinct de survie, les visiteurs firent volte-face avant de s’enfuir dans la galerie remontant vers l’air libre. Derrière eux, des lamentations et des cris d’agonie retentissaient, ricochant sur les parois rocheuses à la manière d’anathèmes proférées par des forces démoniaques.
Nul besoin d’oracle pour comprendre que la chose protéiforme se nourrissait des personnes encore présentes dans l’antre de la bête. De plus, un écœurant bruit de reptation s’avérait à la poursuite des fuyards. Ces sons mêlés leur donnaient des ailes.
Apercevant enfin le ciel étoilé se découpant de l’autre côté du seuil d’accès, les coéquipiers redoublèrent d’effort pour accélérer encore leur allure.
Au moment de bondir vers l’extérieur, Lucilie prit le temps de conseiller :
— Saevar, Chul-Moo, il faut obturer ce tunnel !
L’ordre repoussa durant quelques secondes la terreur à l’extrême limite de leurs sens. Freinant en un ensemble presque parfait, les deux hommes reprirent leur arme. L’archer cribla le plafond de flèches en s’efforçant de placer la pointe de ses traits dans la fissure courant le long de la paroi. De son côté, le forgeron malmenait sa hache en frappant avec frénésie une lézarde s’élançant, à la verticale, en direction de celle visée par Saevar.
En tremblant, les autres protagonistes demeuraient à l’extérieur, à moins de dix mètres de la bouche d’entrée. Partagés entre l’envie de fuir la terreur souterraine et celle de combattre pour défendre leurs coéquipiers, chacun dansait d’un pied sur l’autre sans parvenir à se décider.
Dans les profondeurs de la galerie, quelque chose remua. Des crissements horripilants de griffes jouant directement contre la pierre s’élevèrent. À l’écoute de ce son, les compagnons frémirent.
Soudain, Kamasis se détacha du groupe pour venir se poster entre les deux hommes luttant toujours pour agrandir les parties affaiblies du plafond. Avant que quiconque ne trouve assez de souffle pour lui conseiller de reculer, l’historien effectua une gestuelle complexe en égrenant à voix basse une série de mot en un langage inconnu. Ses préparatifs achevés, il tendit devant lui sa main gauche et : une énorme boule de feu jaillit dans les profondeurs de la galerie. Une brève seconde, la lueur ignée rendit visible la créature sombre remplissant le tunnel à la manière d’une masse de poix liquide. Le temps parut suspendre son cours pour mieux permettre aux spectateurs de discerner la multitude d’yeux donnant la sensation de fixer la boule de feu projetée dans leur direction. Puis un enfer se déchaîna dans le souterrain lorsque le globe enflammé explosa.
Avec un minutage qui aurait paru discutable dans un film d’actions, le plafond de la galerie céda à cet instant. Dans un grondement de fin du monde, la fissure devint béante et entraîna avec elle des tonnes de roches. À peine dans le temps de souffler une bougie et un pan entier de la montagne parut imploser, enterrant définitivement la créature ainsi que les éventuels survivants.
Telles des marionnettes dont une main invisible venait de trancher les fils, les membres du groupe se laissèrent choir au sol. Les dernières minutes venaient de saper toute leur énergie. Le plus atteint étant Kamasis qui avait utilisé une grande partie de sa force vitale afin de projeter la plus grosse boule de feu qu’il n’était jamais parvenu à créer grâce aux pouvoir de l’encre dont étaient faits les tatouages de son bras.
Les premiers mots qui s’élevèrent dans le silence envahissant la zone furent proférés par Tsistsis :
— Qu’est-ce que c’était que cette horreur ?
— Jamais vu une telle chose, souffla Mahayla.
— Les démons… parvint à formuler Kamasis malgré son épuisement. Démons de l’Éther… Comme dans le livre.
— J’en frissonne encore, avoua Lucilie.
— Et à présent, on rentre ? questionna Tsistsis.
— Il est inutile d’essayer de retourner au village, nous n’y sommes plus les bienvenus, crut bon de rappeler Ras’lila.
— La grotte du téléporteur quantique est moins loin, de toute façon, fit remarquer Lucilie.
— Au moins, là-bas, je pourrai soigner Saevar avec efficacité, nota Mahayla.
— En ce cas, retour à la case départ, conclut Chul-Moo.
Les compagnons reprirent leur route.
* * *
Une désagréable surprise les attendait à leur point de chute. La large porte fermant la salle de téléportation pendait, en partie arrachée de ses gongs. À l’intérieur de la caverne, tout avait été saccagé. La grande dalle métallique s’avérait manquante de même que plusieurs boîtiers énergétiques.
— Génial ! s’écria Kamasis.
— Ils nous attendaient probablement, conjectura Mahayla. Sans doute ne connaissaient-ils pas l’emplacement exact de la seconde dalle quantique. Nous leur avons servi d’éclaireurs ou d’appâts. Ils nous ont d’abord envoyé un traître en guise de guide. L’un de ses complices a tiré sur le Zulgorx pour qu’il nous attaque. Ils espéraient ainsi nous tuer rapidement. Leur action échouée, Hazrat n’a eu d’autre choix que de nous conduire à la demeure de Moschel. Sachant notre attention détournée, ils en ont profité pour venir se servir ici. Leurs plans nécessitaient deux plaques de téléportation. Celles que nous avons vues dans la grotte, là-bas, soutenues par les géants et l’espèce d’oiseau. Ils nous ont bernés !
— Nous avons quand même contrecarrés leurs actions, rappela Ras’lila.
— Quelle joie, cela nous permet de moisir ici ! pesta Tsistsis.
— Belshazzar Bharani finira bien par nous envoyer du renfort, supposa Lucilie.
— Au pire, nous pourrons rejoindre la zone d’extraction dans l’autre hémisphère, présagea Saevar. Il y aura bien un navire pour nous emporter.
— À moins de parvenir à bricoler une radio avec le matériel se trouvant ici, proposa Chul-Moo.
— Une bonne idée, avoua Mahayla.
— Nous nous en sortirons, augura Tsistsis.
R’CHARG
Fidèle
La petite base dévastée avait recouvré son calme. Après les soins administrés à Saevar, le groupe s’était afféré, dans un premier temps, à remettre en état ce qui pouvait l’être. Repousser la grande porte pour occulter, au moins partiellement, le seuil et permettre une remontée de la température intérieure avait été la première action. Ensuite, la réparation du chauffage, puis, surtout, du système de communication longue distance afin d’envoyer un message à l’astéroïde en orbite. Hélas, les haut-parleurs détruits ne permettraient pas de recevoir une réponse sonore, cependant, Tsistsis espérait un retour sous forme de texte numérisé.
Depuis, les membres de l’équipe somnolaient de leur mieux, emmitouflés dans les vêtements disponibles, reprenant des forces après les récents événements traumatisants.
Soudain, un grand fracas retentit à l’extérieur, tout près de la grande porte positionnée de guingois sur ses gongs en partie fracassés. Les coéquipiers bondirent sur leurs pieds, prenant en main leurs armes, prêts à en découdre.
Quelle ne fut pas leur surprise de voir entrer le petit être à ossature massive, compagnon de Ras’lila.
— Moi, R’charg ! R’charg, moi ! lança le nouveau venu en courant en direction de sa partenaire qui l’accueillit à bras ouverts.
— Pour une surprise… commença Mahayla.
— C’est une surprise ! compléta Chul-Moo.
— Comment es-tu arrivé là ? questionna Ras’lila tout en repoussant avec douceur son ami de longue date.
— Une capsule d’atterrissage ! indiqua Tsistsis.
La femme pilote se tenait sur le seuil de la base. Ce qu’elle voyait à l’extérieur ne laissait aucun doute à sa réflexion. Une sorte de caisson métallique se trouvait enfoncé à la verticale dans la neige à un jet de pierre de la porte. Une ouverture circulaire bayait sur le flanc de l’engin venu du ciel, dévoilant un habitacle équipé d’un unique siège entouré d’un tableau de bord simplifié à outrance.
— L’atterrissage a dû être rude, compléta-t-elle. Seul un être né sur une planète à forte gravité pouvait le supporter assez pour bondir aussitôt à notre rencontre.
— R’charg, moi ! Moi, R’charg ! fit valoir le nain aux membres musculeux.
— Il porte un message, affirma Ras’lila.
Elle déplia un document paraissant tout droit sorti d’un musée contenant encore du papier.
— Que dit-il ? s’enquit Mahayla.
Les yeux de Ras’lila coururent sur le texte.
— Il ne nous félicite pas, résuma-t-elle, d’avoir libéré un monstre horrible sur la planète.
— Quoi ! sursauta Chul-Moo.
— Je lis ce qui est écrit, se dédouana Ras’lila.
— Continue, suggéra Lucilie.
— Il dit qu’il se moque des habitants de la planète, mais que ledit monstre pourrait compromettre ses affaires en limitant, voire, en supprimant, les extractions de minerais.
— Toujours la même chose, souffla Saevar.
— Il nous ordonne de remédier à notre échec en éliminant le monstre, poursuivit Ras’lila.
— Nous ne sommes pas équipés pour ça, fit remarquer Tsistsis.
— Tout à fait, confirma Chul-Moo. Ce n’est pas quelques lames de métal qui vont pouvoir tuer cette créature.
— Surtout que nous n’avons plus de poudre pour les armes à feu, rappela Saevar.
— Le sieur Bharani nous propose une variante de bionanotechnologie nommée nanoécosymbiotique, reprit Ras’lila. Les seringues sont dans la capsule.
— Une technique destinée à altérer notre génome, intervint Mahayla devant la mine étonnée de ses coéquipiers. Ceci pourrait nous doter d’une puissance hors du commun.
— Dans quelle mesure ? frissonna Lucilie.
— Les essais cliniques ont permis de lier un individu à la planète sur laquelle il se tenait en une parfaite symbiose avec l’écosystème en son ensemble.
— Mais encore ?
— Contrôle du climat ou des ondes sismiques, par exemple. La bionanotechnologie en question fait vibrer les particules d’un corps vivant en le synchronisant avec le rythme naturel du biotope local. Une interaction complète.
— C’est réversible ? s’inquiéta Saevar.
— Pas à ma connaissance, laissa tomber Mahayla.
Les équipiers s’entre-regardèrent, lisant la peur dans le regard des autres.
— Dans son message, Belshazzar Bharani nous rappelle notre engagement auprès de Valdymar Vindemiatrix, appuya Ras’lila.
— Notre contrat ne stipule pas ce genre de cas extrême ! s’insurgea Tsistsis.
— Il engage pourtant notre vie, je cite de mémoire : dans toutes les situations possibles et inimaginables, grommela Saevar.
— De toute façon, personne ne viendra nous aider, cracha l’aventurière en jetant au sol le document. Nous sommes bloqués ici !
— Nous battre ou nous abandonner au désespoir, c’est ça, les options ? conclut Tsistsis.
— Il semble bien.
— Je choisi de me battre ! lança Chul-Moo en dressant sa haute silhouette.
— Pas le choix, en effet, j’en suis, indiqua Ras’lila.
Ainsi, un par un, les coéquipiers se rangèrent dans le camp des défenseurs de la planète Keppler 16B, même s’ils n’y étaient pas nés.
— Comment procède-t-on ? questionna Kamasis au bout d’un moment.
— Il faut sortir et utiliser les injections apportées par notre petit ami dans la capsule, expliqua succinctement Mahayla.
Montrant l’exemple, elle gagna l’engin enfoncé dans la neige devant la porte. Se penchant à l’intérieur, elle en extirpa une petite valise de métal. Une fois ouvert, le contenant montra sept seringues dermiques emplies d’un liquide argenté.
— Il en manque une ! fit remarquer Ras’lila.
Mahayla eut un mouvement négatif de la tête.
— Je n’ai jamais entendu dire que des essais aient été tentés, et surtout réussis, sur des êtres non-humains.
— Pourquoi avoir envoyé…
— Sans doute s’est-il porté volontaire, supposa Tsistsis.
— Ou nos supérieurs souhaitaient-ils avoir au moins un témoin de notre combat à venir, grimaça Saevar.
— Réussite ou échec, nous devons agir, signala Chul-Moo. Commençons !
Spontanément, il s’avança jusqu’à Mahayla et présenta son bras, poing fermé.
La jeune femme eut un imperceptible haussement d’épaules tout en dégageant de sa gangue de protection l’une des seringues. Elle en injecta le contenu dans les veines du forgeron.
— Que dois-je faire ? questionna ce dernier.
— Penser à tes affinités avec la planète, indiqua Mahayla. Essayer de la sentir en toi, d’entrer en communion avec elle, de devenir elle, un seul et unique individu.
— Compris !
Le colosse ferma les yeux, se concentrant sur les consignes. Autour de lui, ses compagnons retenaient leur souffle, inquiets, mais aussi viscéralement curieux de voir les effets de la substance technologique.
Au début, il ne se passa rien, et les protagonistes purent croire, un moment, que l’injection serait sans effet. Puis, soudain, une incroyable transformation s’opéra.
Pourtant déjà grand et musculeux, Chul-Moo vit ses membres décupler de volume, déchirant ses habits, brisant même les lanières fixant son armure à plaques de métal. Ses épaules dépassèrent en largeur celles du plus fort des individus connus. Il augmenta sa taille, dépassant avec allégresse, les trois mètres. Mais, bientôt, il fut impossible de le comparer avec un être humain car sa peau se couvrit d’une épaisse couche de roche couleur de lave en fusion, mélange de noir et d’écarlate. Les quatre mètres de hauteur furent dépassées lorsque l’ancien forgeron se redressa soudain, frappant son torse désormais de pierre de ses poings aussi grands que des enclumes en criant vers le ciel.
— Je me sens fort, si fort ! rugit-il.
Éberlués par l’altération corporelle, les compagnons demeurèrent frappés de mutisme.
Chul-Moo en profita pour générer une colonne de roches entremêlées sous ses pieds titanesques. Le pilier créé le repoussa vers le haut, à la verticale, jusqu’à ce que la tête de l’homme frôle les dix mètres de haut, lui octroyant une vue imprenable sur la vallée depuis son nouveau piédestal.
— Il arrive ! prévint-il d’une voix grave. Il progresse vite, ne tardez pas !
Il fut inutile pour lui de préciser de qui il parlait. Aussi, Mahayla se hâta-t-elle de procéder aux injections. Et, bientôt, les sept partenaires virent leurs organismes se gorger de l’essence même des éléments planétaires en fonction de leurs affinités primaires.
Ras’lila développa un corps animal ressemblant vaguement à un Zulgorx enragé mais à la taille proche des quatre mètres de haut s’il se dressait sur ses pattes arrières.
Pour sa part, Kamasis enfla encore, adoptant la silhouette à peine humanoïde d’un brasier ardent qui fit fondre la neige autour de lui jusqu’aux falaises proches. Par chance ou par maîtrise, aucun membre du groupe ne fut brûlé par l’intense chaleur résultante.
Tsistsis devint une sorte de vaste tourbillon de neige et de pluie mêlées, adoptant la force de l’air capable d’emporter les arbres les plus enracinés.
Lucilie parut fondre en se mêlant à la neige liquéfiée par la chaleur du nouveau Kamasis. Pourtant, elle ne disparut pas tout à fait, se dressant soudain sous la forme d’une grande vague liquide qui ne tarda pas à givrer, puis à geler, devenant un colosse entièrement constitué de glace comme un iceberg doté de vie.
Saevar se transforma en un géant crépitant d’éclairs dont les doigts semblaient compétents pour détruire tout objet désigné par la puissance de la foudre.
Injectée en dernier dans son corps, la bionanotechnologie fit muer Mahayla en un essaim de minuscules insectes vrombissant de milliers de battements d’ailes diaphanes émettant un son étonnamment puissant en tenant compte de la petitesse de leurs porteurs.
Enfin, sous le regard pantois du fidèle R’charg, sa partenaire et ses compagnons glissèrent en direction de la vallée proche.
Au fond de celle-ci, une masse amorphe parsemée de bouches de carnivores les attendait…
CHAOS
Tout-en-Un
En parvenant au bas de la vallée, les sept coéquipiers ne purent s’empêcher de s’arrêter malgré leur nouvelle condition hors du commun.
En effet, le vallon se trouvait entièrement empli par la créature visqueuse jaillie d’un ailleurs inconnu. Sa masse ressemblant à du naphte apparaissait toujours garnie de bouches aux dents acérées, cohabitant avec des yeux multiples au regard chargé de haine. La chose contre-nature détruisait tout sur son passage à la manière d’un liquide acide car, derrière elle, rien ne subsistait, le sol se trouvait nu, comme raboté.
La créature suspendit un instant son avancée dévastatrice et des tentacules visqueuses terminées par des gueules béantes furent dardés vers les nouveaux venus, tels des prédateurs attendant avec impatience l’arrivée de nouvelles proies.
Les compagnons se lancèrent à l’attaque comme un seul homme.
Les géants de pierre et de glace qu’étaient devenus Lucilie et Chul-Moo s’élancèrent, poings en avant, martelant les appendices visqueux tels de vulgaires morceaux de métal sous le marteau d’un forgeron. Également au contact, Ras’lila frappait de ses griffes comme de ses crocs la créature.
De leur côté, Saevar et Kamasis bombardèrent leur adversaire d’éclairs et de langues de feu dévastatrices, tandis que Tsistsis véhiculait des masses abrasives de particules arrachées des montagnes proches.
Enfin, Mahayla déferlait sur l’ennemi sous la forme d’un gigantesque regroupement d’insectes piqueurs. De quoi terrasser un être humain en un instant à peine.
Cependant, l’opposant avait du répondant. Déjà, sa masse protoplasmique ne paraissait guère sensible ni aux chocs ni aux éléments. Si les attaques parvenaient, parfois, à désolidariser des morceaux entiers, ils réintégraient bien vite l’ensemble sans laisser voir le moindre traumatisme. Qui plus est, les tentacules frappaient sans se soucier ni du froid de la glace ni de la chaleur du feu, ni même ressentir la puissance de l’électricité contenue dans la foudre. Même chose pour les insectes ne piquant qu’une surface spongieuse insensible.
De fait, après quelques minutes d’une mêlée âpre, les défenseurs de la planète durent battre en retraite vers le seuil de leur base où les attendaient R’charg.
Dans un déluge élémentaire, les sept compagnons se regroupèrent de leur mieux. Kamasis et Lucilie se placèrent diamétralement à l’opposé de leur cercle. Chacun s’efforça ensuite de retrouver une forme proche de l’humaine afin de pouvoir échanger leurs impressions, Saevar, Tsistsis et Mahayla étant ceux qui eurent le plus de difficultés pour réaliser cela.
— L’adversaire est coriace, débuta Chul-Moo d’une voix grave ressemblant à une avalanche de cailloux au sein d’un paysage désertique.
— Il résiste à toutes nos attaques, indiqua Tsistsis dans un souffle rugissant.
— Même la foudre est sans effet sur lui, éclata Saevar comme un tonnerre.
— C’est sans espoir, crépita Kamasis.
— Il reste une solution, bourdonna le timbre de voix de Mahayla noyé dans le vrombissement d’insectes.
— Dis toujours, grogna Ras’lila.
— Nous pouvons fusionner, ensemble, rassembler nos compétences et notre puissance pour devenir plus fort que l’ennemi en appliquant la totalité de l’essence planétaire, elle-même.
— C’est-à-dire ? questionna Lucilie dans un craquement rappelant celui de la banquise de brisant brusquement.
— Approchez, jusqu’à pouvoir vous serrer tous la main en même temps, expliqua l’essaim qu’était devenu Mahayla.
Dociles, les sept tendirent un bras, du moins, ce qui s’en approchait le plus, et entremêlèrent leurs doigts.
Une fois encore, R’charg en demeura ahuri, incapable d’en croire ses propres yeux.
Dans un rugissement d’énergie, les coéquipiers parurent se noyer les uns dans les autres. Le feu fit fondre la glace tandis que la foudre brisait la pierre, mais que le vent retenait les particules en les plaquant dans la pilosité céruléenne de la bête couverte d’insectes. Un concert de hurlements ponctua cette association digne de devenir légendaire si elle avait eu un autre spectateur que le pauvre R’charg dépassé par les événements. Les compagnons furent dissous dans un néant qui absorba leur essence, occultant leur existence.
Sans signe avant-coureur, la monstruosité protoplasmique parvint, à cet instant, par-dessus la surface plane s’étendant devant la base délaissée. La noire masse garnie de dents et de regards malsains darda ses appendices spongieux vers l’être nain restant seul, désarmé, à côté de la capsule toujours dressée tel un doigt vengeur.
Toutefois, la chose ne put frapper. Elle fut devancée par la soudaine reconstitution d’une créature plus monumentale encore qu’elle-même. Une entité formidable adoptant la forme générale d’un animal de grande taille, entièrement constitué de pierres couvertes de glace, à la fourrure ignée crépitante d’éclairs et dont les narines crachaient des insectes poussés par son souffle puissant.
Sans attendre, le défenseur colossal de la planète chargea en avant, heurtant la masse glaireuse dans un choc colossal dont l’onde sonore balaya comme un fétu le solitaire R’charg.
Le malheureux se réfugia derrière l’abri dérisoire de la capsule d’atterrissage secouée par le combat titanesque se déroulant à quelques mètres à peine.
L’animal couvert de flammes et crépitant d’électricité frappait de ses griffes la chose protoplasmique, mordant les tentacules, tandis que les insectes envahissaient les gueules béantes maintenue grandes ouvertes par le souffle d’air expiré.
L’affrontement s’éternisa. Aucun des deux protagonistes n’acceptant la défaite. Chacun impliquant la plus petite parcelle de puissance et de pouvoir dans une lutte mortelle.
La zone devant la base fut littéralement rasée. La pierre rognée sur plusieurs mètres de profondeur. La capsule servit un instant d’arme au défenseur qui l’utilisa à la manière d’une masse monumentale afin d’écraser la forme grotesque. Par chance, R’charg eut la présence d’esprit de fuir à l’intérieur, mettant la lourde porte métallique entre lui et les deux opposants. Ce qui lui sauva la vie.
Sur un long rugissement de fin du monde, les deux adversaires se heurtèrent une dernière fois dans un tumulte inimaginable, fruit de l’ensemble de leurs forces rassemblées dans un ultime choc.
Un silence de mort tomba en un instant sur les lieux dévastés. De la poussière se déposa, entraînant avec elle des moellons, des grêlons, mais aussi des lambeaux flasques de chair aussi noire que du naphte. Un rugissement de vent balaya les flammeroles persistantes, emportant dans son souffle agonisant les rares insectes survivants et quelques poils céruléens épars.
R’charg s’avança, hébété, sur le champ de bataille. Clignant des paupières, il cherchait un signe de son alliée, Ras’lila, ou à défaut de l’un de ces autres partenaires, en pure perte. Aucun n’était ressorti du combat homérique.
L’être nain, malgré ses membres musculeux, ne put retenir ses larmes…
XANTHIX
Planétoïde
Un crépitement d’énergie signala aux opérateurs l’arrivée d’un premier voyageur. Ce dernier apparut, totalement nu, au centre de la dalle du système de téléportation quantique au cœur de la cité nommée Xanthix.
L’arrivant était une femme, aucun doute à avoir, même si elle s’écroula à même la surface métallique dès sa matérialisation achevée. Sans attendre, deux techniciens s’empressèrent de s’emparer du corps inanimé afin de dégager la voie pour le suivant.
Tandis qu’un homme obèse apparaissait à son tour au centre du disque horizontal, les opérateurs évacuèrent la femme.
* * *
Plusieurs heures après leur retour, les sept partenaires sortaient de leur torpeur, presque en même temps dans un synchronisme étrange.
Ils se trouvaient tous dans une grande chambre équipée de plusieurs lits médicalisés. Au grand soulagement de Tsistsis, les couvertures dissimulaient leurs corps nus.
Au milieu de la pièce se tenait un Belshazzar Bharani goguenard soutenu debout grâce à un exosquelette technologique. Son teint olivâtre se teintait de jaune sous son hilarité.
— Alors, vous revenez, enfin ! Tout est pour le mieux, finalement.
— Que s’est-il passé ? questionna Mahayla.
— La téléportation quantique n’a pas fonctionnée, crut comprendre Kamasis.
— Vous n’y êtes pas du tout, s’esclaffa le dénommé Bharani. Vous vous êtes rendus sur Keppler 16B et vous y avez accompli votre mission prioritaire. Pas vraiment comme prévu, mais tout de même, c’est une réussite.
— Je ne m’en souviens pas, avoua Chul-Moo.
— Parce que vous y êtes morts ! rit leur hôte à la peau couleur nénuphar. Vous avez dû vous sacrifier pour éliminer un adversaire coriace que vous aviez laissé jaillir d’un ailleurs insondable.
— De quoi parlez-vous ? demanda Lucilie.
— Il serait trop long de vous raconter toute l’histoire. Votre petit compagnon vous fera sans doute un résumé lorsqu’il accostera.
— R’charg ? s’étonna Ras’lila. Il n’est pas là ? Mais nous l’avions laissé en arrière puisque le téléporteur…
— Quantique, compléta machinalement Kamasis.
Soudain, l’historien parut comprendre le fin mot :
— La téléportation quantique a un second effet, c’est bien cela ? interrogea-t-il.
— Bien vu ! le félicita Belshazzar. Il possède une fonction quantique, comme son nom l’indique clairement.
— Incroyable, murmura Kamasis.
— Tu peux nous expliquer ? réclama Saevar.
— Une particule quantique est un élément pouvant adopter au moins deux états en même temps, même des conditions antagonistes. Par exemple, être en mouvement et à l’arrêt.
— Ou, dans votre cas, intervint Belshazzar, morts et vivants !
— Si je comprends bien, reprit Kamasis. Nous avons été envoyés sur la planète et nous y sommes morts. Mais le téléporteur a, disons, conservé nos empreintes corporelles et psychiques, ce qui a permis de nous ramener ici en vie. Comme si rien ne s’était passé. À ceci près que notre mémoire n’est pas à jour, nous ne pouvons pas nous souvenir d’événements que nous n’avons pas vécus.
— Ce n’est pas possible, murmura Lucilie.
— Et pourtant, vous êtes là ! s’esclaffa derechef Belshazzar. Allez, je vous laisse reprendre pied. Dès votre nain de retour, vous pourrez quitter ma base.
Après le départ de leur hôte, les coéquipiers demeurèrent sans voix.
La fatigue les rattrapa presque tous en même temps, et ils basculèrent de concert dans un sommeil agité.
Sur le seuil de l’inconscience, une question vint titiller l’esprit de Kamasis.
« Seraient-ils les seuls à profiter de l’effet quantique pour revenir de la mort ? »
Mais, déjà, son intellect s’engourdissait, l’empêchant d’imaginer le pire des scénarios à venir…